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L’Histoire recommencée

MessagePublié: Lun 28 Avr 2008 15:08
par yann
L’Histoire recommencée

Trop courte est la mémoire des hommes. Trop courte et par trop défaillante. Elle est d’un faible secours pour la nécessaire transmission des leçons de l’Histoire au plus grand nombre. Au moment où les figures tutélaires capables de nous rafraîchir la mémoire - à défaut de nous empêcher de céder de nouveau à nos penchants les plus sordides - nous quittent une à une, il nous faut faire plus que saluer le courage de leur combat. En quelques mois, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant et Lucie Aubrac, témoins engagés contre les avatars les plus noirs de l’Histoire de la France contemporaine, nous ont abandonné – bien malgré eux – aux mains des nouveaux « assassins de la mémoire » prêts à sombrer dans de nouveaux abîmes.
Lucie Aubrac n’avait pas son pareil pour affirmer aux lycéens d’aujourd’hui, étonnés mais déjà conquis, qu’il n’est pas que les temps de guerre ou d’occupation pour être propice à la résistance. Longtemps après avoir pris sa retraite de professeur d’Histoire elle ne refusait jamais une invitation de jeunes collègues désireux de faire dialoguer cette femme à l’engagement indéfectible avec les jeunes générations à propos de l’impérieux devoir de vigilance. Très récemment, elle écrivait, en compagnie de Raymond Aubrac, ceci sur notre époque dangereuse : « Dans une société pourtant si riche, mais qui a perdu son élan vital et qui ne propose à ses enfants rien qui puisse les mobiliser, la leçon d’anatomie découvre l’égoïsme, le repli sur soi, la peur et le mépris de l’autre, le déni de l’intérêt général au bénéfice de quelques particuliers, bref le recul de la démocratie. Nous savons qu’attaquer la démocratie nourrit l’intolérance et le racisme. » (1)
Nous y marchons tout droit. Ou plutôt nous y retournons puisque cette histoire-là, nous sommes censés la connaître. Souvenons-nous que les poussées de racisme exacerbé, là où du vulgaire sentiment et du discours construit l’on passe à l’acte, sont la conséquence d’une lente maturation et d’une insidieuse préparation des esprits à l’irréparable. La « chasse à l’Italien » dans le Midi de la France à la fin du 19ème siècle a quelque chose à voir avec le boulangisme de 1880 auquel pas même la Gauche n’avait su résister. Un jour de 1893, cette chasse fit cinquante morts à Aigues-Mortes parmi les « Ritals ». Qui peut prétendre que la chasse aux Juifs puis leur extermination industrielle durant la Seconde Guerre mondiale eut été possible avec la même ignoble efficacité sans l’imprégnation, par les cerveaux les moins armés, de la figure patiemment dessinée du Juif nuisible à la société.
Les signes du retour à l’infamie sont désormais manifestes. La volonté affichée par le « ministre de la chasse à l’enfant » de créer, s’il entre à l’Élysée, un Ministère de l’Immigration et de l’Identité Nationale ne doit pas être interprétée comme un simple appel aux électeurs d’extrême droite. Il s’agit plus gravement du résultat de l’abandon de valeurs que la relative proximité des funestes événements du passé français interdisait de renier voilà peu de temps encore. M. Raymond Barre, Premier Ministre de la France de 1976 à 1981, aurait-il osé écrire hier ce qu’il écrit aujourd’hui dans ses mémoires ? Il proclame tout de go, qu’à partir de l’attentat de la rue Copernic, il devint la victime désignée du « lobby juif ». Dans ces périodes de préparation de l’irréparable, des personnalités à l’autorité morale hier sans faille se laissent aller à de navrants renoncements. Ce que Julien Benda nommait dans les années 1920 « la trahison des clercs » est de nouveau à l’œuvre. Le soutien sans vergogne de Mme Simone Veil à la candidature de M. Nicolas Sarkozy nous est douloureux tout comme il est l’un des signes du rabougrissement intellectuel et moral du temps nouveau qui nous vient.
Pour endiguer la montée de ces eaux brunâtres, il faudrait faire de la politique quand il n’est plus question que de populisme ou de clientélisme. Ici, faire de la politique c’est tracer les frontières, morales et non physiques, au-delà desquelles on s’interdit d’aller sous peine d’indignité. Cela commence par la délimitation des vrais périls menaçant nos sociétés. Ainsi, l’incessant creusement des inégalités de revenus et de patrimoines incite les catégories menacées de déclassement à trouver des boucs émissaires. Bien sûr, les profiteurs ne sont pas ceux que désigne avec véhémence M. Sarkozy. Alors, parions sur l’intelligence des « gens de peu » qui devraient avoir compris qu’en n’étant que le candidat des riches cet habile phraseur mènera, une nouvelle fois, le pays « dans la boue ».

Yann Fiévet
Mars 2007


1 – Raymond et Lucie Aubrac, préface de l’ouvrage collectif L’autre campagne (Ed. La découverte, décembre 2006). Voir aussi le site www.lautrecampagne.org.