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« Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? (*) »

MessagePublié: Lun 28 Avr 2008 15:17
par yann
« Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? (*) »

Taisons les querelles le temps d’un instant. Silence, aujourd’hui, on commémore. Tel fut, en un récent jour d’avril, le mot d’ordre bien compris, à défaut d’être unanimement accepté, au sein du parti de gauche français le plus nombreux. Un centenaire, ça se fête. La Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), rebaptisée en cours de route en même temps qu’elle gagnait en indignité potentielle, méritait bien que l’on étouffe quelques heures durant les déchirements actuels. La fonction commémorative joue pleinement son rôle, ici comme ailleurs : prouver que l’on est toujours là pour mieux faire oublier le désir originel depuis si longtemps trahi. Une ombre majestueuse ne peut cependant être totalement tenue à l’abri des mémoires les plus défaillantes : celle du Grand Jaurès.
Si les traîtres à la pensée et à l’action du député de Carmaux ont depuis des lustres renoncé à toute ambition intellectuelle et à tout devoir d’imagination créatrice , ils n’e dédaignent pas, à l’occasion, se servir outrageusement de l’image tutélaire de l’illustre ancêtre. Jaurès appellerait à voter « oui », osent-ils asséner sans sourciller. Le pire, peut-être, tient en ce qu’ils semblent persuadés de la véracité de cette assertion déplacée que le moins finaud des amateurs d’Histoire prendra pour une incongruité détestable. Pauvres d’eux ! Comment leur petitesse d’esprit parvient-elle à ce point à leur échapper ? Comment, eux qui s’apprêtent à réitérer le « 21 avril », peuvent-ils, sans honte aucune, instrumentaliser le nom d’un homme qui voua son destin politique au sort des humbles. Les descendants des mineurs et des verriers de Carmaux ne font pas cette confusion. C’est leur faire injure – ainsi qu’à leurs aïeux, que d’oublier cette impitoyable distinction entre le maître et les roitelets du socialisme de plateau télévisé.
« Le grand bon en arrière » amorcé voilà déjà un quart de siècle en Europe occidentale sur le plan social aurait accaparé – qui peut en douter ? – l’unificateur du mouvement socialiste. Aurait-il négligé la lente mais irrésistible montée de la précarité de l’emploi ? Serait-il resté inattentif à la dégradation régulière des indicateurs de la santé au travail ? Aurait-il gardé le silence face à la casse programmée du code du travail ? A tout cela, et à bien d’autres choses encore, il aurait dit « non » ! Quand ses malencontreux héritiers ne font rien d’autres que s’adapter au mouvement d’une Histoire qui leur échappe chaque jour davantage, Jaurès se serait élevé contre la loi d’airain de l’économisme auquel toute chose est désormais subordonnée. Il serait, aujourd’hui comme hier, aux côtés du citoyen travailleur contre l’actionnaire apatride. Pour la hausse des bas salaires contre les « parachutes dorés ». Pour les trente-cinq heures contre l’opting out. Bref, il serait de gauche.
Comment ont’ils tué Jaurès ? En bernant le peuple avec une théorie mortifère. Celle de l’équilibre sur deux jambes d’assise égale, l’une économique, l’autre sociale. L’efficacité de l’économie, du marché, de l’entreprise, de la bourse, de la monnaie au service de la nécessité du bien-être individuel généralisé. Le peuple, mi-naïf, mi-indulgent, a cru à cette fable qui lui demandait de la patience. L’ouverture des services publics à la concurrence, les privatisations, les allègements de « charges » patronales, la rigueur salariale allaient bien finir par donner leurs fruits prometteurs à tous ceux dont les sacrifices ne sauraient éternellement restés vains. Aujourd’hui, le peuple sait. Il sait que la libéralisation de l’économie est un monstre devenu difficilement contrôlable par des hommes politiques ayant renoncé à leur premier devoir : préserver le bien commun. Le peuple sait que les hommes politiques de gauche, pour la plupart d’entre eux, ne se sont pas dressés contre les reculs sociaux de l’Europe néo-libérale. Las, le peuple sait, désormais, que le libéralisme est unijambiste. Et, par surcroît, on l’a écoeuré de la politique.
Il est donc temps que les usurpateurs se retirent et fassent place aux restaurateurs du politique. En guise de première pierre, le jour de la prochaine fête des pères, ayons, « le temps de l’ombre d’un souvenir », une pensée pour l’ami du peuple qui n’appartient qu’au peuple.

Yann Fiévet
Avril 2005


(*) L’honnêteté commande de préciser que le texte présenté ici est sa version initiale non publiée  en ces termes. Le texte ayant étéjugé par trop inconvenant vis-à-vis des « héritiers » de Jaurès, son auteur accepta de sensibles édulcorations. A chacun ses faiblesses. Trois ans plus tard, la version première du texte est plus pertinente encore. YF