Page 1 sur 1

En attendant les grenouilles

MessagePublié: Lun 28 Avr 2008 15:18
par yann
Le Peuple Breton – juin 2005 Leurre de Vérité

En attendant les grenouilles

Soufflons un peu. Encore trois jours et nous serons fixés. Encore trois jours avant que ne se déchaînent les calamités que d’aucuns, dans de cocasses débordements de lyrisme biblique, nous ont promis pour les lendemains du dangereux scrutin. On nous a prédit une pluie de grenouilles ou une ondée de quarante jours. Si ces paroles ne sont pas sorties de la bouche de M. de la Noëé, elles ont bel et bien été prononcées par quelque homme politique ou quelque éditorialiste en verve. Quel que soit le résultat du vote, ces calamités devraient s’abattre car la vérité révélée par une campagne de plusieurs mois est indéniable. Le peuple s’est mal conduit. Que le « oui » ou le « non » l’emporte ne change rien à l’affaire : le mal est fait.
Des grenouilles, donc. Rien moins que cela. Il est peut-être permis de s’interroger néanmoins sur la nature exacte de ces batraciens punitifs. S’agira-t-il de grenouilles de bénitier appelées de leurs vœux par les bénis oui-oui de tous les horizons ? S’agira-t-il, plus prosaïquement, d’un surpeuplement inhabituel du bord de nos mares estivales ? Ou bien, dans une belle cacophonie désormais familière, les deux à la fois. Coassez, coassez, il en restera forcément quelque chose.
L’essentiel, comme souvent, est ailleurs. Par-delà les coassements cacophoniques de l’avant et de l’après scrutin, ce qui domine c’est le retour du politique au sein d’un peuple que l’on pouvait croire définitivement amorphe. Quand nombre de « ouistes » stigmatisent sa mauvaise conduite, le taxent de ringardise, lui reprochent son manque de modernité, tentent honteusement de le culpabiliser en l’accusant de se recroqueviller sur lui-même, le peuple, la tête haute, dément tout cela et voudrait renvoyer tous ces « grands hommes » à leur mépris en même temps qu’à leurs chères études. Quel cinglant démenti, en effet. Partout, des débats se sont tenus. Dans les maisons de quartiers. Dans des salles municipales, petites ou grandes. Lors de réunions de familles encore étonnées de l’audace des propos échangés. Oui, des débats, des vrais, avec des arguments ajustés qui font mouche. Des débats sans paillettes, pas comme à la télé. De cette immense discussion citoyenne, un point fort finit par émerger : ce texte où puisent aussi bien les partisans de son adoption que les partisans de son rejet, ce texte qui dit tout et son contraire, est impossible en plus d’être illisible. Le peuple a mis du temps à comprendre que lorsqu’il fut décidé de le consulter on pensait bien qu’il s’agirait d’une formalité. Il a mis du temps à le comprendre, mais il l’a bien compris. Puisque cette fois on lui demande son avis, il va le donner son avis. Et que l’on ne mette pas cet avis sur le compte de la politique intérieure. Il a bien compris, le peuple, qu’on lui parlait d’Europe. C’est donc à l’Europe qu’il répond.
On croit accabler le peuple en pointant la diversité du « non » en oubliant au passage que le « oui » est aussi divers. Cette diversité est celle de la vie. De la vie des femmes et des hommes qui font le peuple. De la vie dont les rédacteurs multiples de cette « usine à) gaz » bruxelloise sont si éloignés désormais. De la vie dont ce texte parle finalement si peu pour préférer le carcan de l’économisme. Depuis que les peuples votent, ce qui est mis en scène, en large partie, lors d’une consultation, c’est la vie même de ces peuples. Leur vie et leur Histoire, mêlées ensemble. Où est l’Histoire de l’Europe ? Elle n’existe toujours pas, une succession d’évènements, fussent-ils marquants, ne saurait faire Histoire. Pas d’Histoire européenne à partager ensemble, pas de peuple européen. Pas de peuple européen, pas de Constitution possible mais, au contraire, un hyper-réglement fouillifouillis que seule la Justice se chargera réellement d’éclairer, par-dessus les peuples une fois encore. Cela aussi le peuple le ressent, et peut-être moins confusément qu’il n’y paraît.
Enfin, puisqu’il a été question de grenouilles, le peuple, qui lui aussi peut faire montre d’imagination, pourrait voir dans l’Europe une grenouille de belle taille. Comme celle de la fable, elle veut se faire plus grosse que le bœuf. Elle enfle, elle enfle… Le peuple n’a probablement pas oublié le sort funeste que le fabuliste réserva à sa créature. Cette calamité-là serait d’un autre genre. Et d’une toute autre ampleur.

Yann Fiévet
Mai 2005