Ascenseur pour les fachos

Modérateur: yann

Ascenseur pour les fachos

Messagepar yann sur Lun 28 Avr 2008 15:19

Ascenseur pour les fachos
Nouvelle de Noël tissée de fragments véridiques

Kamel Oujdi se leva tôt ce jeudi-là. L'appartement glacial n'incitait pourtant guère à ce courage matinal. Il tempêta un peu, au-dessus de son bol de café fumant, contre le bailleur Icade et son endémique défaut d'entretien du 'parc locatif", comme ils disent pudiquement. Il quitta silencieusement ce nid frileux où le reste de la famille sommeillait encore. Il râla de nouveau intérieurement, la panne de l'ascenseur l'obligeant à dévaler pedibus jambus les quinze étages. Il se surprit à ironiser sur l'ascenseur social, probablement en panne lui aussi. Parvenu sur la dalle Allende, il fila à grands pas vers la station du RER pour y attendre le train de Paris.
Sur le quai venté de cette trop banale gare de banlieue, les voluptés de la trompette de Miles Davis diffusées par le baladeur parviennent presque à ragaillardir le corps engourdi de Kamel. Il a rendez-vous à neuf heures dans les "beaux quartiers" pour un improbable entretien d'embauche. La rame finit par arriver. Il y fait bon. Dommage que le trajet ne dure qu'une vingtaine de minutes. Aux abords de Saint-Denis, dans sa somnolence douillette, Kamel distingue dans le jour naissant la trentaine de caravanes serrées en contrebas de la voie ferrée. Elles ne roulent plus depuis longtemps, scotchées là pour constituer l'un des nouveaux bidonvilles. Alors Kamel pense à son père. Il l'entend lui raconter son enfance à Nanterre. Le père avait un copain d'école, Loïc Bellec, dont le propre père, ancien ouvrier des forges d'Hennebont, avait été contraint de s'exiler dans cette banlieue grise. Les "bougnoules" de l'industrie des Trente Glorieuses ne venaient pas tous d'Afrique du nord. La famille Bellec habitait une HLM qui donnait envie à Rachid qui n'osa jamais montrer à Loïc sa maison à lui. Chaque fois qu'on le questionnait, il répondait d'un air détaché : "j'habite du côté de la rue de Chatou." Dans le prolongement de cette rue bordée de jolis pavillons, un chemin truffé d'ornières menait au bidonville que plus personne ne voyait hormis ses occupants. Un jour ils disparurent enfin ces bidonvilles anciens. Aujourd'hui, ils renaissent ici ou là.
A neuf heures moins le quart, Kamel parvint devant l'immeuble cossu de la "Maison Dior" situé non loin de là place de l'Étoile. A l'accueil, il tendit à l'hôtesse sa convocation et crut discerner dans le regard de celle-ci comme un soupçon d'incrédulité. Néanmoins, la jeune femme blonde lui indiqua l'ascenseur et lui dit d'une voix tout juste aimable de s'arrêter au troisième étage. Kamel n'était pas le premier. La petite salle où il convenait d'attendre était pleine. Tous les autres postulants étaient déjà là. Pourtant, très vite le dernier arrivant se sentit seul. Pourquoi ce sentiment étrange se demanda-t-il. Un furtif coup d'œil circulaire lui donna la réponse. Tous ses collègues d'un jour avaient le type européen. Allons, Kamel, pas de parano, il faut y aller franco. Cependant, il ne put s'interdire le souvenir de l'anecdote révélatrice contée par son ami de promo à Sup de Co.
Il fut d'abord étonné que cette anecdote ne lui revienne qu'une fois assis dans ce temple, "symbole du luxe et du bon goût français". Son ami, français d'origine sénégalaise, grand gaillard calme et avenant, décida un jour d'adresser à plusieurs dizaines de banques ou entreprises deux curriculum vitae différents. L'un sous son véritable nom ; l'autre, en tous points identiques, sous le nom d'Yvan Dior, nom étonnamment ressemblant au sien. Le clone virtuel reçut plusieurs courriers et appels téléphoniques. Le vrai candidat fut totalement ignoré.
L'attente se prolongeant, Kamel aurait pu, à condition d'être dans la confidence, savourer une autre anecdote édifiante. Voilà quelques temps, Bernard Arnaud, PDG de LVMH dont Dior est l'une des nombreuses filiales, fit un caprice. Il souhaita que l'ascenseur qui lui est réservé dans l'immeuble Dior grimpât plus vite. Il exigea du "deux mètres par seconde". Des géomètres experts aux émoluments copieux furent sollicités qui rendirent leurs rapports. Pour que l'ascenseur patronal atteigne ce niveau de performance – faire gagner à ce grand homme quelques secondes chaque fois qu'il vient chez Dior – il faudrait reconstruire la colonne montante. Des travaux titanesques et somptuaires. Le boss mégalomaniaque hésita. On réussit à le calmer. L'ascenseur antisocial de M. Arnaud, comme on le nommait déjà, ne fut jamais inauguré.
L'entretien fut courtois. Kamel rentra chez lui, sans illusion. En grimpant lentement ses quinze étages il eut le loisir de lire les slogans rageurs parsemant les parois crasseuses de l'escalier. Les "Sarko facho", "PMI = Protection de la misère Infantile', "l'avenir appartient
À ceux qui ont le veto" firent une fois encore sourire Kamel. En revanche, les nouvelles qu'il entendit à la radio en ce soir de fin novembre assombrirent de nouveau son esprit. Déjà quatre morts de froid un mois avant Noël. Le PS a fait sa synthèse holandaise, appliquant la bonne vieille règle cartésienne, thèse-antithèse-foutaise. Par référendum, 64% des Brésiliens se sont prononcés contre l'interdiction de la vente des armes. Il sait, Kamel, jeune pacifique et méritant, que lorsque les possédants, petits ou grands, s'arment jusqu'aux dents, ils ne sont plus loin de tirer les pauvres comme des lapins. Dans son ascenseur trop lent à son goût, Bernard Arnaud songe-t-il à cela ? Est-il effrayé par le fascisme débonnaire qui monte, lui, à bien plus de deux mètres par seconde ?

Yann Fiévet
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