Un Tour plus blanc que Leblanc

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Un Tour plus blanc que Leblanc

Messagepar yann sur Lun 28 Avr 2008 15:22

Un Tour plus blanc que Leblanc

Coincé entre l’Euro de football et les Jeux olympiques, le légendaire Tour de France participe de l’interminable tunnel sportif de l’été. L’engouement populaire que suscite « la Grande boucle », à l’heure du sport-business et du dopage scientifiquement administré, laisse perplexe les amoureux de l’exploit authentique. Le fait que l’épreuve soit la plus grande course cycliste par étape au monde ne suffit pas à expliquer l’absence de regard critique du spectateur enfiévré face aux dramatiques dérives de l’objet de sa passion. Que l’on tente de le persuader, comme chaque année depuis 1998, que ce Tour-là sera propre ne change rien à l’affaire tant l’amateur, éclairé ou non, a définitivement intégré l’idée du dopage à la pratique professionnelle du sport. On a rien sans rien ! Cet état de fait ne nous renseigne-t-il pas sur la nature même de notre société ?
Que de chemin parcouru depuis que le grand Albert Londres couvrit le Tour 1924 pour les lecteurs du « petit parisien ». Ses écrits journaliers sur les avatars d’une aventure d’avant la télé sont devenus célèbres. Il invente les « forçats de la route ». Il révèle le dopage – déjà - après avoir recueilli dans un bistrot du bord de la route les confidences d’un concurrent venant d’abandonner douloureusement la course. A l’évidence, le Tour de France de grand-papa avait peu de choses à voir avec celui d’aujourd’hui. Des routes impossibles, sans asphalte en haute montagnes ; des machines lourdes au développement limité ; une assistance quasiment inexistante. Bref, le mot aventure n’était pas usurpé. On comprend et on ne peut qu’aimer la passion qui en découlait. La révélation du dopage, quant à elle, était anecdotique tant les substances ingurgitées à l’époque par les coursiers font ricaner les spécialistes contemporains de la pharmacopée cyclo-chimique.
L’arrivée de la télévision, en permettant à chacun d’être au bord de la route sans quitter son confortable fauteuil, va changer la nature profonde de l’épreuve juillettiste. Le Tour est devenu une marchandise, une machine à profits en même temps qu’un lieu où règne le culte démesuré de la Performance. Les deux aspects sont intrinsèquement liés. Il n’est que de constater la façon dont les chiffres de la compétition sont mis en exergue. Un Tour effectué à plus de 40 de moyenne est un bon Tour. On mesure le temps de l’ascension de l’Alpe d’Huez pour le comparer à celui de l’année précédente. On tient en haleine le téléspectateur qui attend toujours plus du spectacle rituel. L’audimat explose ; les caisses se remplissent.
Le Tour de France ne peut s’arrêter car la société qui porte son nom en vit toute l’année par la vente d’une foultitude de produits dérivés. Le big boss, Jean-Marie Leblanc, veille au gain. L’une des meilleures recettes de l’entreprise est l’hypocrisie. En 1998, Jean-Marie Leblanc et Jean-Claude Killy, grand champion habilement reconverti, découvrent avec horreur ce que tout le peloton et toute la caravane savaient depuis des années : les coureurs se dopent ! En 2004, les cyclistes pour lesquels une affaire de dopage est en cours devant la justice sont interdits de Tour de France. Les autres peuvent continuer l’escalade vers l’explosion des chronos. Dopez-vous mais ne vous faites pas prendre. Les moyens biochimiques de la dissimulation du forfait sont au point. Armstrong va peut-être remporté sa sixième victoire. Record absolu. Pour « un homme qui ne boit que de l’eau », c’est inespéré.
Pourquoi continuer de s’enflammer pour un spectacle gangrené par l’argent et la triche ? Comment vibrer encore aux exploits de jeunes hommes n’hésitant pas à transformer leur physiologie au risque d’un raccourcissement avéré de leur vie ? Le spectateur est fasciné par l’instant. Comme dans la tragédie grecque, la compétition sportive réunit les trois unités de temps, de lieu et d’action. Ce qui se passe avant et après l’instant n’a que peu d’intérêt ; il est préférable de ne pas s’en préoccuper pour goûter pleinement le plaisir de l’instant même. De plus, une société dans laquelle l’efficacité et la performance sont des valeurs suprêmes, le dilettantisme et la flânerie des valeurs déclassées, doit-on s’étonner de la facilité avec laquelle chacun admet le prix à payer pour atteindre le haut niveau ? Le monde du travail, sous le prétexte de l’impitoyable concurrence, s’est lui-même suffisamment transformé pour nous faire accepter aujourd’hui l’inacceptable d’hier. Quand on constate que l’espace du non travail productif - tel celui de l’école et même celui des loisirs - n’est pas étranger à ces valeurs « performatives » on comprend que les frasques du Tour de France ne sont que le miroir dans lequel se reflète la société tout entière. Le cadre commercial stressé et « survit aminé » est frère de Marco Pantani.

Yann Fiévet
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