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La casse du siècle

MessagePublié: Lun 28 Avr 2008 15:24
par yann
La casse du siècle

Le doute n’est pas permis. Le Gouvernement de la France, en place depuis le mois de mai 2002, est un gouvernement de démolition. Par une succession de touches plus ou moins appuyées, et dans l’apathie générale épisodiquement secouée par quelque soubresaut sympathique, les casseurs du social, du « vivre ensemble », sont à la tâche. Rien ne semble pouvoir les interrompre. Ils sacrifient tout aux trompeuses sirènes du néolibéralisme. Quand des voix autorisées s’élèvent, de plus en plus nombreuses, pour dénoncer l’échec cuisant de ce mode de gestion du capitalisme, la poursuite du chantier de démolition n’est plus qu’un entêtement imbécile et criminel.
Tous les pans du social sont désormais attaqués par une politique de transfert des prérogatives de la puissance publique vers le marché et sa logique purement lucrative. Partout l’État se désengage. Ce qu’il abandonne connaît trois destinations. La reprise par le privé quand les perspectives de gain sont évidentes ; le transfert aux collectivités territoriales sans garantie de moyens équivalents ; le néant que la charité aura peut-être le bon goût de venir combler. L’assurance-maladie prise en charge par la Sécurité sociale va progressivement voir son champ se rétrécir au profit des assureurs privés. L’hôpital public ne parvient plus à masquer les lézardes qui entament dramatiquement son ancienne et légitime réputation de qualité. L’indemnisation du chômage, sous les coups redoublés de la volonté de culpabiliser ceux qui en sont frappés, ne se résumera plus, un jour prochain, qu’à une banale entraide miséricordieuse. Le déficit de la construction de logements sociaux est énorme : le nombre de familles non ou mal logées ne cesse de croître tandis que les prix de l’immobilier s’envolent.
Et encore, ce qui vient d’être énoncé n’est que la partie la plus visible de la déliquescence de l’État. Le renoncement de ce dernier s’inscrit dans d’innombrables remises en cause de programmes préventifs destinés à désamorcer les problèmes sociaux avant qu’ils ne naissent vraiment. Les inspecteurs de l’Action Sanitaire et Sociale n’auront bientôt plus qu’une fonction répressive, certes en accord avec l’air du temps. Depuis que de courageux protagonistes de l’univers carcéral ont dénoncé l’inhumanité honteuse des prisons françaises, rien n’a été entrepris pour corriger cette incurie. Pire, la situation des détenus se détériore encore avec l’élévation du taux d’incarcération : le chiffre de soixante mille est désormais atteint pour quarante mille places. Ce ne sont pas les gesticulations du ministre de l’Intérieur qui parviendront à cacher la misérable démission de l’État. Quand il compte sur les imams pour rétablir ou maintenir l’ordre dans les banlieues, il ne fait qu’accroître la piteuse irresponsabilité des pouvoirs publics face à des questions dont ils sont en large part responsables. Tout cela n’est rien moins que de multiples bombes à retardement léguées à l’avenir, un avenir plus répressif encore pour contenir ces futures et inévitables explosions sociales. Un mystère demeure : combien de temps la spirale sarkozienne va-t-elle rester si populaire ?
En fait, il existe probablement un remède plus efficace que la répression qui finit, en termes budgétaires, par coûter fort cher à un État économe. Ce remède est l’un des objectifs – sans doute le premier – des tenants du néolibéralisme. Certes, ils prétendent d’abord que le poids exorbitant de État bride la capacité d’initiative des acteurs de l’économie et que le fait de redonner à ceux-ci une plus grande liberté d’action est gage de Croissance, de Progrès, et Tout et Tout… On connaît la chanson ; elle nous est serinée depuis vingt ans au moins. Ce qui est moins facilement claironné, mais est l’essentiel, le voici. Il faut casser les solidarités collectives partout où elles sont un facteur potentiel de résistance au salutaire changement ou un germe de révolte possible devant l’injustice montante. Il convient que chaque individu ne soit précisément qu’un individu, c’est_à_dire un être dépourvu de toute faculté à réagir face à l’arbitraire, ou à l’inégalité de traitement dont il est la victime. C’est bien en ayant à l’esprit cet individualisme mal compris mais promu par les idéologues du tout économique que doivent être analysés les incessants reculs du droit du travail. Les conventions collectives sont maintenant menacées au profit des accords d’entreprise. Le droit de grève, quant à lui, va-t-il persister ? Il n’est déjà quasiment plus qu’un vieux souvenir dans le privé. Restent les fonctionnaires et leur dérangeant rappel aux combats solidaires sans lesquels l’Etat-Providence aujourd’hui déclaré ringard n’aurait jamais existé.
Si « le libéralisme n’a pas d’avenir » (1) à long terme, il va néanmoins faire d’autres ravages avant que ceux qui en tiennent les rênes ne soient balayés par des idées neuves et des hommes clairvoyants. L’échéance n’est pas pour demain matin car les hommes qui ont entrepris la casse sociale en 1983 sont décidés à revenir aux affaires en 2007 avec la même détermination et une bonne dose de populisme en sus. Ainsi de M. Laurent Fabius, fin amateur de la Starac et des chevauchées motocyclistes et estivales à travers la France profonde, celle qui ne sait pas encore l’aimer. Si depuis 2002, l’ogre sociophage a mis les bouchées doubles, il ne fait au mieux que préparer la venue d’autres libéraux dont nous connaissons les ambitions. Reconstruire le politique – tel est l’enjeu – prendra du temps. Plus la casse aura été profonde, plus la remontée sera difficile. Parler de casse du siècle n’est donc pas, hélas, exagéré.

Yann Fiévet
Décembre 2003


(1) On lira avec grand intérêt l’ouvrage de Guillaume Duval, Le libéralisme n’a pas d’avenir. Big business, marchés et démocratie, La découverte, 2003. Il faut lire également Joseph Stiglitz (Prix Nobel d’économie), Quand le capitalisme perd la tête, Fayard, 2003.