La feuille de route

Modérateur: yann

La feuille de route

Messagepar yann sur Lun 28 Avr 2008 15:27

Le Peuple Breton – octobre 2003 Leurre de Vérité
La feuille de route

Il est des hommes qui se mettent servilement au service d’une cause à laquelle ils ne sont pas a priori directement attachés mais qui finit rapidement par les obséder. Tel est le cas de M. Jean-Pierre Raffarin qui s’évertue besogneusement à mener à bien la feuille de route que le Medef lui a confié au mois de mai 2002. Bien sûr, d’autres que lui, dans le passé, ont su honorer loyalement les intérêts du patronat. Cependant, il ne s’agit pas avec ce nouvel avatar de la servilité gouvernementale de satisfaire une liste de revendications appuyées par un puissant groupe de pression. Il s’agit de contribuer ardemment à la réalisation d’un projet de société tournant radicalement le dos à celui bâti par nos parents et nos grands-parents.
Le Conseil national du patronat français décida un jour de muer en Mouvement des entreprises de France. Le mot « patron » était devenu par trop ringard, faisait référence à une époque révolue. Désormais, des chefs d’entreprise, des managers allaient s’employer à construire « la refondation sociale ». Trop d’observateurs insuffisamment avisés se sont docilement laissés séduire par ce lifting destiné – c’est évidemment son objet premier – à masquer l’essentiel. Ladite refondation, présentée à l’infini par le journalisme de connivence et les politiciens dépolitisés comme la recherche des bases d’une « société plus équitable et plus libre », ne cache rien d’autre que la revanche tant attendue par la bourgeoisie – oui, encore un mot ringard – possédante contrainte de rongé son frein durant les terribles années de l’Etat-Providence.
Le Mouvement des exploiteurs de France (1) veut retrouver dans toutes leurs significations les « valeurs » qui firent la force du grand patronat du milieu du 19è siècle aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Le carré magique de la refondation patronale est individualité-propriété-liberté-égalité. Ces valeurs, on le devine, ont un sens particulier pour les idéologues de la radicale métamorphose sociale. Ces valeurs sont en hausse permanente depuis que l’idéologie libérale a fait un retour triomphal sur la scène intellectuelle et politique au début des années 1980.
Pour le libéralisme, la société est une addition de personnes privées cherchant toutes à satisfaire leur intérêt individuel. Si toutes parviennent à cette objectif, c’est l’intérêt général, celui de la Nation, qui est satisfait. Pour atteindre cette équilibre parfait – qui n’a encore jamais été atteint nulle part -, plusieurs conditions sont nécessaires. Il convient de valoriser la propriété. D’abord, la propriété de soi : l’individu est propriétaire de lui-même et donc seul responsable de ce qui lui advient en toute circonstance. Ensuite, la propriété de biens matériels acquis par l’échange marchand qui est lui-même érigé ainsi en valeur suprême. Les individus doivent être libres de leurs actions afin de ne pas compromettre la réalisation de leur objectif : la satisfaction de l’intérêt personnel. Ainsi, la liberté d’entreprendre est sacralisée et en son nom on acceptera celle de licencier ou de précariser la main d’œuvre, celle de délocaliser des activités productives, celle de placer l’argent de l’entreprise en bourse plutôt que d’investir dans l’outil de production, etc. Les individus sont réputés égaux dès lors qu’ils bénéficient d’une égalité des chances dans l’accès à l’échange de ce qu’ils possèdent comme biens, talents, compétences. Par conséquent, cette égalité formelle est parfaitement compatible avec l’existence d’inégalités réelles criantes. La boucle est bouclée : chaque individu est responsable du bonheur plus ou moins grand avec lequel il a valorisé ses qualités personnelles.
La croyance en cette fable à laquelle seuls les plus crédules adhèrent vraiment – les autres sachant pertinemment qu’elle sert les intérêts des dominants – justifie tous les démantèlements de l’action économique et sociale de l’État depuis un quart de siècle. On casse tout ce que les hommes avaient bâti comme moyens de régulation du marché, de tempérance du capitalisme, de réparation sociale des dégâts de l’économie, toutes choses vues aujourd’hui comme des entraves à la liberté du Marché et de ses acteurs. En vérité, il s’agit de recréer le lien fatal de domination que l’Etat-Providence avait commencé à ronger : le lien maître-serviteur enrobé – pour mieux le faire avaler – d’un paternalisme lui-même de retour sous les oripeaux de l’épargne salariale. Non, décidément la liberté n’est pas la même pour tous au pays du libéralisme. Le Père Lacordère le disait déjà en 1848 : le libéralisme, c’est le renard libre dans le poulailler libre. Dans ce monde-là les solidarités collectives sont proscrites puisque seul compte l’individu. Ce n’est pas par hasard que la famille est promue par nos dirigeants au rang de valeur cardinale. Il faut bien que les plus démunis trouvent en sont sein le soutien moral ou pécuniaire que la puissance publique décrépite fournit de moins en moins. Paternalisme et familialisme vont toujours de pair au regard de l’Histoire.
La dernière université d’été du Medef avait pour titre « la grande transformation ». Au point d’avancement de son dessein funeste le Medef peut se permettre toute les usurpations. Carl Polanyi doit se retourner dans sa tombe, lui qui avait choisi ce même titre pour son livre majeur dans lequel il se félicitait de constater que les hommes avaient enfin trouvé comment civiliser le capitalisme. C’était juste après la Seconde Guerre mondiale et cet érudit pensait que ce bienfait que constitue la régulation intelligente des cupidités humaines était définitif. Il n’est donc pas exagéré de parler de revanche quand le Medef appelle de ses vœux les plus bruyants une grande transformation à l’envers. Parviendra-t-on en France à déchirer la feuille de route de M. Raffarin et à faire contrepoids à l’insolence du Medef ?

Yann Fiévet
Septembre 2003


1 – L’expression est d’Alain Bihr dans sa préface au percutant petit livre de Voltairine de Cleyre et Patrick Renard, « Le Medef : un projet de société » (Syllepse, 2003).
yann
 
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