Dieu a fait une bourde

Modérateur: yann

Dieu a fait une bourde

Messagepar yann sur Lun 28 Avr 2008 15:28

Dieu a fait une bourde

Le savant déjà nous manque. Comme tous les savants de sa trempe il est mort bien trop tôt. Il aurait certainement donné encore beaucoup à la connaissance du monde social, son champ d’étude depuis quarante années. Quand tous saluent l’œuvre de Pierre Bourdieu, y compris ceux qui l’ont honteusement attaqué voilà à peine trois ans par une campagne médiatique habilement orchestrée, l’envie peut nous prendre de dire quelques vérités que lui au moins n’avait pas oubliées. Sans sombrer dans l’idolâtrie insupportable à ses yeux. Ne soyons pas bourdivins. Restons simplement bourdieusiens.
Ce qui dérange chez Bourdieu, c’est qu’il ne travaillait pas sur commande. Sa sociologie n’avait pas pour but d’apporter justification aux politiques d’action sociale – ou à leur absence – comme on en a trop souvent l’exemple dans cette discipline finalement hétéroclite. Il a toujours été à contre-courant. Il n’engageait pas sa sociologie dans le champ politique des années soixante quand tous le faisaient. On le traita de réformiste. Sa sociologie devint un sport de combat (1)quand tous – ou presque – avaient jeté l’éponge. On l’accusa de ne plus faire de sociologie, d’avoir perdu son âme. N’est-il pas là le devoir de l’intellectuel : être contre l’ère du temps, les modes, les compromis douteux, voire les compromissions.
Et d’abord contre lui-même. Il est, par son parcours, l’inverse de l’essence fondamentale de sa théorie de la reproduction. Issu d’une famille paysanne du Béarn et d’un père modeste employé des Postes au début de sa carrière, Pierre Bourdieu accède au Collège de France au début des années quatre-vingt. Il est le dernier grand normalien à disparaître après Louis Althusser ou Michel Foucauld. Il est aujourd’hui, en sciences sociales, l’auteur français le plus cité dans le monde. Bref, une trajectoire totalement atypique au regard de son explication globale du rôle que joue l’École dans l’évolution des sociétés modernes. Pour lui, l’École ne fait rien d’autre que reproduire la domination des élites sous couvert d’ouverture croissante proclamée et d’égalité des chances rabâchée au fil des réformes. Le système scolaire, malgré le discours qu’il tient sur lui-même, avantage grandement les enfants des classes favorisées car il produit et diffuse les normes et valeurs de ces mêmes classes. D’emblée les enfants de la bourgeoisie sont à l’aise avec ce qu’ils découvrent – est-ce même une vraie découverte – d’idées et de langage tandis que les enfants des milieux populaires doivent s’approprier tant bien que mal une substance si étrange pour eux (2).
Pourtant, si la reproduction de la domination doit beaucoup à l’École, elle ne doit pas tout à celle-ci. Elle repose sur l’inégalité flagrante dans la manière dont les individus sont dotés en capital économique , culturel et social. Pour aller vite, nous dirons que la première forme de capital réside dans les revenus et le patrimoine détenus par chacun, la seconde étant constituée des idées, des normes, des valeurs et des attitudes tandis que la troisième est faite de l’ensemble des relations tissées par l’individu et, peut-être surtout, par ses ascendants. A l’École et en dehors d’elle chacun se sert sans s’en rendre compte de ce triptyque capitalisé. Au-delà de l’inégale distribution de départ, c’est l’usage de ce capital répété sur la durée de la vie des individus qui assure l’absence de remise en cause sérieuse de la domination.
Ce funeste schéma ne pouvait que s’aggraver avec l’essor du néolibéralisme qui, depuis vingt ans, inlassablement tisse sa toile autour des plus démunis. Tant que le volontarisme sociopolitique garde l’espoir et la volonté de contenir les forces de l’économie, il est possible de croire à une certaine redistribution. Nous n’en sommes plus là. Ces démunis, cassés par la marche forcé vers le Marché total, Bourdieu leur a consacré La misère du monde, neuf cents pages de paroles des pauvres sacrifiés sur l’autel de l’efficacité supposée d’un système cannibale.
Depuis les grèves de décembre 1995, Bourdieu cultivait un paradoxe. Lui qui n’a eu de cesse de démontrer à quel point les structures de la société pèsent sur les hommes, au point d’annihiler toute possibilité de changement, il allait à la rencontre des cheminots en lutte ou des jeunes de banlieue pour leur dire que leur destin leur appartient et qu'Ils peuvent s’en saisir comme d’une arme au service de leur profit personnel à condition de bien comprendre les raisons qui les placent là où ils sont. Pour comprendre cela, ils avaient besoin de lui. C’est peut-être là que se tient déjà le plus grand manque. Hélas ! la résurrection n’existe pas. Seule l’œuvre demeure. Emparons-nous en !

Yann Fiévet
Janvier 2002


1 – La sociologie est un sport de combat, film enrichissant et émouvant que Pierre Carle a consacré à Pierre Bourdieu l’an dernier.
2 – La théorie de la reproduction est développée notamment dans Les héritiers (1966) et La reproduction (1969), ouvrages écrits en collaboration avec Jean-Claude Passeron. Ils s’opposeront ensuite.
yann
 
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