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Le genou de Pirès ou la démocratie

MessagePublié: Lun 28 Avr 2008 15:29
par yann
Le genou de Pirès ou la démocratie

La campagne pour l’élection présidentielle bat son plein. Plein de candidats. Plein de petites phrases assassines ou nauséabondes. Plein de micros tendus par plein de journalistes désireux d’occuper pleinement le terrain. Pourtant, l’observateur un tantinet curieux qui ne s’en laisse pas compter par le bruit médiatique est immanquablement pétrifié par le vide vertigineux qu’il découvre et contemple sans n’y rien pouvoir. Les petites phrases sont vides de sens politique. Le débat est vide des questions cruciales du temps. Les journaux, qu’ils soient écrits, parlés ou télévisés, sont pour la plupart vides d’analyses pertinentes sur le vide de cette campagne et la manière de le combler enfin. Tout ceci ne serait pas grave s’il n’était l’électeur.
A-t-on jamais connu en France une campagne aussi ennuyeuse ?Même avec Giscard ou Pompidou on s’emmerdait moins ferme. A-t-on jamais vu dans un moment qui devrait être surchargé de débats profonds et passionnés des bulletins d’informations radiophoniques ou télévisés consacrer plusieurs minutes au genou endommagé d’un joueur de football, fut-il au sommet de son art ? Qui parle vraiment du poids exorbitant de l’économie et de la finance dans la société, de l’éducation comme priorité face au délitement social, de la manière de gouverner autrement que par le moins-disant politique, de la politique culturelle que nécessite la résistance à l’uniformisation du goût ? Il est bien plus facile de tenter de nous convaincre que tout cela n’intéresse que quelques enragés voulant gâcher la fête. Qui parle vraiment de l’Europe à l’heure où se profile son élargissement et l’inévitable révision politique qu’il suppose, de la reprise en main de la planète par le gendarme du monde et son concept de guerre totale et sans fin, du fossé sans cesse élargi entre le Nord opulent et le Sud misérable ? Ceci n’intéresse que ceux que la société de consommation et son lot de puissants dérivatifs n’a pas encore réussi à anesthésier. Alors parlons plutôt de l’insécurité et de ce qu’il convient de faire – sans s’attaquer à ses causes profondes, faut pas trop en demander – pour conserver les doucereux acquis de la civilisation ludico-marchande.
Les hommes politiques d’aujourd’hui n’auraient-ils plus de politique que le nom ? La question n’est pas saugrenue. Quand la politique consiste à caresser l’électeur dans le sens du poil, à lui dire ce qu’il veut entendre, elle est dévoyée. Chaque fois que les gouvernants agissent dans le sens d’une opinion publique interprétée par les sondeurs, tant approximatifs qu’inévitables, ils renient la définition même du politique. Lorsque d’anciens ministres s’apprêtant à le redevenir vite avouent sans fard qu’ils leur faut travailler pour la part de la population qui possède et qui vote, les deux semblant aller de paire inéluctablement désormais, ils bafouent purement et simplement les fondements mêmes de la démocratie (1). Le problème est là : une frange croissante de la population n’intéresse plus la politique et la plupart des hommes qui la pratiquent au sommet. Cette frange est constituée de tous les individus qui se débattent quotidiennement avec la précarité savamment orchestrée depuis vingt ans et que l’on se propose de développer encore. Ce n’est pas pour ces modestes gens que le discours sécuritaire est forgé. Ce discours ne les touche pas. Ils préfèreraient de loin qu’on leur cause de leur assiette, de leur logement, de leurs fins de mois.
La politique est honteuse en même temps qu’elle est devenue une profession. Il faut construire le politique, c’est-à-dire l’émergence du pouvoir en tant qu’émanation du mouvement citoyen, lui-même fait de ce que vivent, pensent et veulent réellement les peuples et non ce que veut une minorité de possédants aux intérêts économiques et financiers trop bien compris par la classe politique de ce début de millénaire. Est-on si sûr que l’exemple berlusconien restera un exemple tout italien ? La France a aussi ses hommes d’affaires puissants dont l’empire grossit à vue d’oeil en même temps que leur désir de contrôler l’information, valeur suprême de notre époque. On ferait donc bien d’écouter le citoyen. Les journalistes qui préfèrent trop souvent regarder là où on leur dit de regarder ou qui regardent d’eux-mêmes où tout le monde regarde, auraient pu voir, le mois dernier à Barcelone, une manifestation de 300 000 personnes contre l’Europe telle qu’elle se fait et pour l’Europe telle qu’elles la veulent. Le mouvement citoyen existe et les journaux n’en ont pas été informés ! En fait, ils l’étaient mais ont négligé de nous en rendre compte comme il se devait pensant que nous ne pouvions nous intéresser à un tel évènement. Ah ! que n’y a-t-il pas eu de grabuge comme à Gènes. Ils y seraient tous allés pour ensuite baver abondamment sur tous ces trublions qui refusent de croire que le salut de l’humanité tient dans la main invisible et ferrée du Marché tout puissant.
C’est tout bonnement de démocratie dont il est question. La démocratie n’est pas chose naturelle. Elle se construit patiemment par une longue pratique vigilante du plus grand nombre afin qu’un petit nombre ne la confisque à son profit avant de la supprimer peut-être un jour. Laissons passer les élections tant il est vrai que les campagnes y menant sont peu propices, malheureusement, à la construction démocratique. Pourvu que Zizou ne se réveille pas, un beau matin d’entre les deux tours des Présidentielles, atteint d’un priapisme inguérissable. Pour le coup, on songerait peut-être à repousser l’élection du premier personnage de l’Etat. Il va nous falloir, quoiqu’il en aille dans les prochaines semaines, patienter encore avant de saluer l’érection de la démocratie.

Yann Fiévet
Mars 2002


1 – Le dernier livre de DSK est à ce propos des plus édifiants. Ne souhaitant pas lui faire de publicité, nous laisserons le lecteur chercher lui-même cet ouvrage présent dans toutes les bonnes librairies. Après l’excellente critique que serge Halimi en a fait dans le numéro de mars du Monde diplomatique, nous pensons que tout est dit.