La violence des pauvres

Modérateur: yann

La violence des pauvres

Messagepar yann sur Lun 28 Avr 2008 15:30

La violence des pauvres

C’est un fait entendu : notre époque est violente comme aucune autre ne l’aurait été naguère. Plus personne – ou presque – ne semble disposé à discuter cette évidence qui balaie tout le spectre de la vie politico-médiatique. Un thème à ce point instrumentalisé – dans l’espoir de battre l’adversaire ou de faire davantage d’audience – est impossible à décrypter pour qui veut rester à l’abri des approximations et des contre-vérités. Avec un peu d’attention on constate vite que le discours sur la violence ne se tient pas de n’importe quelle façon, il ne vise pas n’importe qui. Il cache des volontés devenues inavouables dans une démocratie, à commencer par celle-ci : dompter les pauvres.
Il est bien hasardeux – et peut-être irresponsable – d’utiliser des termes au contenu imprécis et hétéroclite. Il en va ainsi des mots violence et insécurité. La délinquance et la criminalité sont des catégories claires car elles sont caractérisées par le droit et sanctionnées par la loi. Les violences – aujourd’hui dénommées urbaines la plupart du temps – recouvrent une multitude d’actes tellement variés que la réalité qu’il s’agit de décrire est vite indescriptible. Quant à l’insécurité, il s’agit avant toute autre chose d’un sentiment et par conséquent d’un état ressenti fort diversement d’un individu à un autre et bien facile à travailler par les instruments de la persuasion de masse. Il est évident que certains individus ou certains groupes sociaux ont intérêt à entretenir le flou. Nous y viendrons.
La violence est nouvelle nous dit le discours de ceux qui parlent le plus sans être en même temps ceux qui ont le plus à dire. Elle est nouvelle pour celui qui , parce qu’il est né hier matin, est ignorant de l’histoire. C’est pour combattre l’oubli du passé que l’historien fut inventé. Dans son livre - Histoire de la violence (1) -, Jean-Claude Chesnais montre clairement que tous les trente ans le discours sur la nouveauté de la violence revient et sert de prétexte à de nouvelles offensives dirigées contre les catégories stigmatisées comme fauteuses de troubles, qualifiées de « classes dangereuses » au 19è siècle (2). Dans l’esprit des hommes politiques et des journalistes qui font mine de s’intéresser à la violence, il ne saurait être question de l’interroger sur les modes anthropologique, ethnologique, sociologique. Encore moins sur les modes psychanalytique ou psychosociologique. Toutes ces disciplines étudient la chose, et depuis longtemps. Mais, on en a cure tant la préoccupation n’est pas liée à la connaissance mais à la justification de politiques répressives. Nous y viendrons.
Si la connaissance était l’enjeu – vouloir comprendre la chose pour la soigner et la guérir -, on se souviendrait des travaux inestimables de Erich Fromm (3) qui distingue en l’homme deux formes d’agressivité, l’une défensive, proche de celle de l’animal et assurant sa survie, l’autre maligne – nommée destructivité – vue comme une passion au même titre que l’amour ou la haine. Mais là évidemment on est hors-jeu ! Puisque tous les hommes sont capables de détruire quelque chose ou quelqu’un, le besoin de stigmatiser des populations-cibles n’est plus alimenté. Evacuons donc les esprits éclairés.
Venons-en au fait. Avant de regarder de près de quoi on nous cause, voyons de quoi on se garde bien de nous parler. On ne dit jamais rien de l’insécurité du travail. Au cours de l’année 2000, un million d’infractions au code du travail ont été enregistrées en France. 25 000 d’entre-elles ont été jugées et sanctionnées soit un rendement de 2,5%. Qui dénonce cet étonnant manque d’efficacité de ces tribunaux-la ? On ne parle jamais de l’insécurité de l’emploi. En France, six millions de personnes sont au chômage ou occupent des emplois précaires. Qui dénonce vraiment ce manque d’efficacité de la quatrième puissance économique du monde ? On ne nous parle jamais de l’insécurité en col blanc, celle qui détourne allègrement des milliards vers les paradis fiscaux et provoquent ainsi chaque année un manque à gagner d’environ 15% du budget de l’Etat qui seraient bien utile pour prévenir ou réparer les dégâts d’une économie devenue folle. Qui dénonce bruyamment la malhonnêteté des puissants qui piquent dans la caisse avec autant d’efficacité ?
On préfère de beaucoup nous causer – nous matraquer conviendrait mieux – de l’insécurité que provoquent les jeunes des cités de banlieues. On affectionne tout particulièrement de nous entretenir des réseaux de l’économie parallèle et notamment quand il s’agit de trafic de drogues. Mais, là aussi, il faut que l’on taise l’important. On oublie de nous rappeler que lesdites cités ont connu vingt-cinq années de lente déperdition sociale consécutivement à la « modernisation » néolibérale de l’économie. Dans certaines de ces cités, 60% des adultes sont privés d’un emploi normal. Et l’on s’étonne qu’une économie parallèle de survie se mette en place ! Et l’on est surpris que cette économie parallèle sans règles soit violente ! Et l’on ne comprend pas que certains esprits chagrins osent faire le lien entre l’insécurité économique et sociale entretenue depuis deux décennies et les manifestations violentes, réelles mais inutilement ressassées par de mauvais journalistes ou des politiciens gesticulateurs.
Il faut comprendre une chose, la chose essentielle : prendre en compte l’origine du phénomène si abondamment dénoncé reviendrait à remettre en cause les stratégies de libéralisation de l’économie et de désengagement de l’Etat suivies par tous les gouvernements occidentaux depuis vingt ans. Impossible ! L’autre solution, celle qui vient d’Amérique, consiste à criminaliser la misère tel que Loïc Wacquant nous en fait brillamment la démonstration dans Les prisons de la misère (4). Il n’est pas suffisant pour les riches qu’il existe des pauvres ; il faut, pour le bien être des riches, que les pauvres soient punis d’être pauvres (5). Ne tolérons plus la moindre incartade de la part des pauvres. Faisons la chasse au moindre petit dealer de quartier et laissons couler à flots la came dans les soirées branchées. Tolérance zéro là, impunité totale ici !

Yann Fiévet
Mai 2002


(1) Jean-Claude Chesnais, Histoire de la violence, Robert Laffont, 1981.
(2) Sur ce point, on pourra lire notamment Georges Sorel, Réflexions sur la violence (1908).
(3) Erich Fromm, La passion de détruire (1973). Réédité par Robert Laffont (collection Réponses) en 2001.
(4) Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Liber-raisons d’agir, 1999.
(5) Loïc Wacquant, Punir les pauvres, Agone, à paraître à l’automne 2002.
yann
 
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