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La Grande manoeuvre

MessagePublié: Lun 28 Avr 2008 15:30
par yann
La Grande manoeuvre

Le Capitalisme régulièrement se ressaisit. Pris en défaut d’efficacité, il absorbe les idées neuves de ceux qui le combattent. Ainsi, il redore son blason un temps terni, et cela pour préserver l’essentiel : l’écrasante domination de la minorité (d’individus ou de nations) sur la multitude. C’est bel et bien à un nouvel avatar de cette capacité du Capitalisme à se nourrir des forces qui le dénoncent que nous assistons en ce tout début d’un siècle nouveau. Il récupère à son compte des concepts forgés contre sa logique de fonctionnement : le « commerce équitable », le « développement durable », l’ « économie éthique », etc. Bien sûr, dans un grand bluff abondamment médiatisé, il modifie profondément le contenu de ces concepts quand il n’en conserve pas que l’unique enveloppe symbolique.Dans cette duperie savamment orchestrée, certains de ses adversaires d’hier deviennent ses complices d’aujourd’hui pour la notoriété que soudain il leur donne.
La faillite du mode de gestion dont le système s’était progressivement doté tout au long des deux dernières décennies du siècle précédent, à savoir l’ultralibéralisme, est annoncée avec fracas et pertes colossales. Aux Etats-Unis, l’effondrement du Nasdaq, la ruine d’Enron et celle, plus spectaculaire encore, de World Com, le numéro deux mondial des Télécommunications, sonne le glas de la Déréglementation tous azimuts érigée en valeur cardinale par les papes de l’économie libérale. En France, les deux plus grosses valeurs boursières de la place de Paris, France Télécom et Vivendi, ne cessent de dégringoler. Le cours de l’action de la seconde nommée a perdu 23% en une seule séance de bourse à la fin du mois de juin dernier. Du jamais vu !
Tous ces évènements procèdent du désastre d’une même logique, celle de la globalisation financière qui subordonne les stratégies des firmes au jeu du risque perpétuel pour satisfaire l’acteur – le plus souvent très passif – qu’est l’actionnaire apatride. Dans l’enchevêtrement des filiales et des sociétés-écrans transnationales, il est si aisé de travestir les comptes. Quand les sociétés de notation, telle Arthur Andersen, ne se rendent pas complices des dissimulations ! L’addition est lourde : des dizaines, des centaines de milliers d’emplois rayés de la carte économique ; des dizaines, des milliers d’épargnants futurs retraités spoliés par les fonds de pension hasardeux ; des sommes pharaoniques détournées de l’investissement productif notamment dans les régions du monde où celui-ci fait cruellement défaut.
La minorité accapareuse est à un tournant : pour préserver l’essentiel, elle doit lâcher du lest ou tout au moins laisser penser qu’elle est prête au compromis. C’est là que s’ouvre le marché de dupes, la trappe à gogos. Il faut dans l’économie sérieuse, celle des professionnels rompus aux arcanes de la Finance et du Commerce planétaires, savoir abandonner une place aux fanatiques militants du « commerce équitable » ou de la « finance solidaire, place où ces sympathiques rêveurs pourront s’amuser loin des grandes affaires. Le Capital a toujours eu besoin de l’alibi de la petite entreprise. L’alibi change de forme, jamais de nature profonde : il sert de paravent contre tous ceux qui ne sont pas assez grands pour regarder par-dessus. Ca tombe bien : neuf Français sur dix plaident en faveur du commerce équitable. La société Carrefour va leur en donner en étant plus professionnel que le naïf père-fondateur du concept (1). Plus professionnel car ne s’embarrassant pas de tous ces principes qui font pourtant la vérité du concept. On veut bien mettre à l’affiche le commerce équitable mais n’en demandez pas trop ! M. Leclerc nous donne, lui aussi, du commerce équitable tout en maintenant les pires conditions de travail que l’on puisse trouver dans la Grande Distribution à la française. On a l’équité sélective chez les grands patrons.
A l’acte II de la Grande manœuvre, le héros principal quitte la coulisse où il se faisait discret depuis au moins dix ans, depuis la conférence de Rio. Le « développement durable » entre en scène, désormais reconnu et célébré partout. Du moins on cite son nom partout. Lui aussi a été sacrément toiletté ! En France, la Droite vient de réaliser ce que la Gauche « moderne », celle qui a appris à gérer, n’avait pas même oser faire. Elle a créé un Secrétariat d’Etat du développement durable. Les mauvaises langues, auxquelles bien sûr nous n’appartenons pas, nous diront qu’il s’agit là du meilleur moyen d’enterrer le problème. Car évidemment problème il y a. Et de taille ! C’est peut-être de la survie de l’humanité dont il est question. Rendez-vous à la fin du mois d’août à Johannesburg (2).
Le changement n’existe pas si les vrais acteurs de l’économie, les entreprises les plus puissantes, ne collaborent pas à l’œuvre salvatrice. Elles sont, elles aussi, douées d’imagination. Elles ont inventé la RSE. Quid ? Rien de moins que la responsabilité Sociale d’Entreprise. Il faut enfin en finir avec cette gestion ridicule par laquelle on ne s’intéresse qu’au sort des actionnaires. C’est fini ! L’entreprise sera désormais soucieuse de la place qu’elle occupe dans la société et l’environnement et prendra toutes ses responsabilités face à cette soudaine découverte. Finis les licenciements quand le profit coule à flots ? Finis les salaires de misère sous prétexte de concurrence internationale exacerbée ? Finie la pollution industrielle déguisée en accidents inévitables? Fini le manque de transparence des activités réputées dangereuses pour le salarié ou le consommateur ? Allons, pas si vite ! Les gourous de la « nouvelle gouvernance » d’entreprise n’en sont qu’au début de leur profonde réflexion. La pratique viendra plus tard. Soyez optimistes : elle viendra.
Non, décidément, quelque chose fait que l’on n’y croit pas. Quelle est cette chose ? Tout simplement le fait que la tâche à affronter est trop vaste pour que de piètres replâtrages des lézardes du système, par l’octroi de portions congrues à quelques bonnes âmes, puissent suffire. Refonder le système, voilà l’autre voie. Que les secouristes ne montent plus à bord du rafiot en perdition ! Qu’ils construisent un nouveau navire !

Yann Fiévet
Juin 2002


1 – On aura reconnu le désormais célèbre Max Havelaar fondé en 1988.
2 – Là se tiendra la Conférence des Nations-Unis pour le développement durable, surnommée « Rio+ 10 ». Nous n’aurons pas la cruauté de rappeler ici le maigre bilan de ces dix années.