Sur les pavés la plage

Modérateur: yann

Sur les pavés la plage

Messagepar yann sur Lun 28 Avr 2008 15:30

Sur les pavés la plage

Il aura fallu attendre un tiers de siècle pour qu’un quidam – osera-t-on un jour dévoiler son nom – concrétise la joyeuse invitation soixante-huitarde. Mettre sur le pavé parisien, le temps d’un été, ce que les trublions de Mai se proposaient d’aller quérir en dessous, voilà qui est proprement révolutionnaire. Inventer temporairement la plage à Paris, quelle audace ! Ce n’est pas une raffarinade, mais ça pourrait l’être. C’est à ces petits détails, auxquels des nuées moutonnières semblent prêtes à répondre sans rechigner, que l’on juge les délires d’une époque. Maintenant que la plage factice est démontée et que la tristounette rentrée s’annonce comme un douloureux réveil, il convient de continuer à savourer l’événement à sa juste hauteur. Le parisianisme ne se contente plus d’être méprisant, il devient grotesque.
Paris vaut bien une messe, a-t-on dit autrefois. A l’aube du troisième millénaire, quand les prières les plus saugrenues peuvent, par le déploiement des techniques, être exaucées, Paris peut bien valoir une plage. A l’heure où les étendues de sable fin, par le progrès des transports, ne nous ont jamais été aussi proches, il faut encore les rapprocher, les mettre à deux pas. Tout le monde n’a pas les moyens de se rendre sur les vraies plages ? Au lieu de les y aider, on leur offre un piteux ersatz. Néanmoins, les plus assidus de cette bronzette abracadabrante n’ont probablement pas été ceux qui souffrent du manque de bords de mer. Ils étaient plus que concurrencés par la multitude de gogos qui se précipitent au quart de tour là où se fait l’événement, croyant que vivre dans son époque, c’est sauter sur tout ce qui se pare des attributs de la nouveauté. Que la nouveauté soit à deux balles, qu’importe, pourvu que l’on ait son content d’ivresse fabriquée par la télé à quatre sous.
Les quinquagénaires promoteurs de cette entreprise « cul-cul la praline » ont jadis rêver de changement. Ils dépavaient alors les rues de Paris pour foutre sur la gueule aux CRS. Désormais, ils ne font plus que s’adapter aux désastreuses dérives du « tout-économie ». Ils applaudissent, en petit comité, le courageux Sarko qui ose faire ce qu’ils souhaitaient sans oser se l’avouer au nom d’un passé nostalgique. Hier, ils eussent été sarkophages. Aujourd’hui, ils sont presque sarkophiles. Hier, ils auraient diriger. Aujourd’hui, ils communiquent. Et quand on communique, il faut du spectacle, du sensationnel, de l’inédit. Il paraît que la populace en redemande. Mais, ont-ils bien sonder le peuple, eux qui sont devenus des hommes de chiffres en oubliant la force des mots.
On sent bien que le problème dépasse de loin le cadre de la mairie de Paris. C’est toute la manière de faire la politique aujourd’hui qui est ici en cause.La classe politique est univoque, ses membres administrent les choses quand autrefois ils gouvernaient les hommes. Pour gouverner, il fallait du verbe, des rhéteurs, des tribuns. Maintenant, il faut des cohortes de chiffres, des sondeurs, des gestionnaires. La séduction de l’image médiatique a chassé la persuasion de l’éloquence rhétorique. Ce n’est pas pour rien que Régis Debray définit la communication comme « le Viagra de l’impuissance rhétorique » (1). Quand on ne sait pas parler, on gesticule. Se faisant on détourne l’attention du peuple des vrais questions, des débats qui valent la peine que l’on y consacrerait encore si on n’avait pas tout céder aux magnats de la Finance triomphante. Pourtant, le monde va mal, très mal. Ils n’en ont cure. C’est le grand retour de l’esprit de Vichy : le monde peut bien aller où il veut pourvu qu’ici on puisse continuer de vendre notre lait, nos œufs et nos fromages.
Les pavés peuvent dormir tranquilles, ils ne sont pas à la veille d’être dérangés. L’été prochain on les ensablera de nouveau. Comme la gesticulation doit être permanente afin de scotcher le badaud ; on ne pourra attendre toute une année une sublime trouvaille. Il se murmure déjà que cet hiver on fera du ski sur les pentes de la butte Montmartre. Schuss ! laissons glisser la planète.

Yann Fiévet
Août 2002


1 – Sur France-Culture, en avril dernier, dans son émission mensuelle, Le cercle des médiologues.
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