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L’illusion de la clarté

MessagePublié: Lun 28 Avr 2008 15:33
par yann
L’illusion de la clarté

Parmi les travers les plus troublants des hommes politiques du présent, il en est un – maintes fois illustré dans l’Histoire – qui mérite, en ces temps surplombés par le principe de précaution, une particulière attention : ils sont persuadés de savoir bien tirer du passé toutes les leçons. Sont-ils aussi avisés qu’ils le proclament ? Une récente affaire offre l’occasion d’en douter.
Au cours de la première moitié des années soixante-dix, Daniel Cohn-Bendit tint, comme beaucoup d’autres en ces temps de revanche sur la pudibonderie ante-soixante-huitarde, des propos déplacés sur les relations affectives entre adultes et enfants. Il ne se doutait pas qu’un quart de siècle plus tard on s’en saisirait à la fois pour réécrire l’Histoire et pour attester de la bonne moralité retrouvée. Nous ne reviendrons pas sur cette période, trouble sous certains aspects, sauf pour dire aux néo-puritains qu’en cette époque on ne parlait pas que de pédophilie. Le délire médiatique qui suivit la redécouverte des écrits et des paroles aventureuses de Dany le Rouge a presque réussi à nous persuader du contraire.
Etudions la manœuvre somme toute assez grossière. Le lendemain de la republication dans la presse des lignes incriminées, France-Inter, première radio de service public , invita dans un même élan et pour un même créneau horaire – entre huit heures et neuf heures du matin -, Ségolène Royal et Jean-Claude Guillebaud. Un tandem de rêve pour le responsable du service politique de la station – dont nous n’avons nullement envie d’écrire le nom ici tant la pertinence de ses analyses le fait connaître de tous ! – qui avait, la veille, annoncé que l’affaire ferait grand bruit. Cet homme ne pouvait rester apathique devant cette nouvelle occasion de descendre en flammes les idees de mai 1968. A défaut d’avoir des idées on attaque celles des autres. Les deux invités s’en donnèrent à cœur joie. Se rendirent-ils compte qu’ils se faisaient complices, lui l’intellectuel, elle la femme politique, d’une presse écrite et parlée qui se jetait sur l’affaire comme une meute de chiens se disputerait un vieil os à ronger ? Probablement. Qu’importe ! La tribune est au bateleur un appendice naturel. Quand il faut y aller, faut y aller ! Ils y allèrent. Et pas de main morte, on peut nous en croire.
L’intellectuel, que l’on a connu plus inspiré, nous affirma que l’affaire Cohn-Bendit n’était que la première d’une myriade d’affaires semblables ou plus terribles encore que l’avenir proche nous livrera tant les écrits et les actes du même acabit ont fait florès en ce temps de perdition ou l’homme s’était perdu de vue. Quand il travaillait à La tyrannie du plaisir, ouvrage publié en 1997, il en a lu de ces textes honteux ! Il faudra bien en parler un jour. Que ne les a-t-il pas dévoilé au grand public à ce moment-là ! On aurait gagné un temps précieux dans la croisade pour la connaissance fidèle du passé au service de la morale présente. Nous sommes impatients face à tous ces scandales promis.
En digne héritière du père-la-pudeur que fut en son temps Michel Debré – seule différence, la féminisation de la fonction -, Ségolène Royal, chargée de la famille dans le gouvernement Jospin, ne pouvait être en reste dans ce procès fait au passé. Péremptoire, elle asséna cette phrase qui fera date et qu’il conviendra de ne jamais oublier : « Dans les années soixante-dix nous étions en pleine confusion, aujourd’hui nous sommes au clair avec la pédophilie. » Cette naïveté selon laquelle le présent est en pleine clarté quand le passé était nécessairement obscur est touchante. Mais s’agit-il seulement de naïveté ? Probablement, non. La volonté de reprise en main des consciences trop longtemps égarées du côté de la remise en cause de la morale judéo-chrétienne, est indéniable. Bien sûr, ce combat-là dépasse largement la question de la pédophilie, penchant qui est insoutenable aujourd’hui comme il devait l’être hier.
Alors, élargissons ! Deux exemples, l’un pour hier avec ses prolongements d’aujourd’hui, l’autre pour aujourd’hui avec ses projections vers demain, illustrent ce qu’il est permis d’appeler l’illusion de la clarté. Quand, partout en Europe, en 1991, on décida de cesser la vaccination contre la fièvre aphteuse, on était au clair. Pour économiser dix francs par tête de bétail, il suffisait de faire confiance à une surveillance étroite des troupeaux dont on était sûr de l’efficacité. C’était sans compter avec le néo-libéralisme thatchérien poursuivi sans Thatcher. On connaît la suite : des bûchers d’expiation de la faute commise hier pour retrouver de la clarté aujourd’hui !Les laboratoires de recherche agronomique et les firmes bio-technologiques qui mettent au point aujourd’hui les Organismes génétiquement manipulés sont tous parfaitement au clair eux aussi. Un jour, en l’an 2030 ou 2040, des hommes politiques, parfaitement au clair, désigneront à la vindicte populaire ces apprentis sorciers. Il sera trop tard. Une nouvelle vague de souffrance sera nécessaire pour clarifier une situation toujours hérité d’un passé hasardeux, jamais du à un présent par définition clairvoyant. L’Histoire balbutie. C’est ce qui en fait le charme autant que l’inconfort. La clarté n’a jamais réellement existé et n’existera vraisemblablement jamais. Tout comme la perfection, elle n’est pas de ce monde. Tant mieux ! Et n’en déplaise aux bateleurs d’estrade et autres journalistes trop vertueux pour être honnêtes.

Yann Fiévet.
Mars 2001