Le styrène des mers

Modérateur: yann

Le styrène des mers

Messagepar yann sur Lun 28 Avr 2008 15:37

Le styrène des mers
Conte de Noël

L’histoire débuta à Paimpol, dix jours avant la Noël. Ce matin-là, bien longtemps avant l’aube, Erwan Le Goffic prit la mer à bord de l’Amzer zo (1) pour sa pêche quotidienne. Très vite, une fois au large, le quotidien se mua en exceptionnel. Pas le moindre poisson dans le filet malgré plusieurs tentatives mais partout à la surface des flots, dansant sur la vague, d’innombrables boules de plastique blanchâtre. La cargaison du rafiot italien coulé deux mois plus tôt devait bien venir à nous un de ces jours, pensèrent ensemble le patron et ses deux matelots. Des boules de styrène de toute taille… A coups d’épuisette redoublés, la cale et le pont furent rapidement débordants. Sur le chemin du retour, Erwan, marin-pêcheur depuis près de cinquante années, se souvint clairement du poème de Raymond Queneau intitulé Le chant du styrène (2) qui pastichait Lamartine. Il murmura les premiers alexandrins comme pour mieux vérifier la précision de sa mémoire, puis il les hurla face au vent, au grand étonnement de ses compagnons.

O temps, suspends ton bol, ô matière plastique
D’où viens-tu ? Qui es-tu ? et qu’est-ce qui explique
Tes rares qualités ? De quoi donc es-tu fait ?


Ils arrivèrent au port vers midi. On attendait leur pêche. On fut fort dépité. Sauf les enfants qui, amusés de l’inattendu trésor, escaladèrent prestement les flancs du navire à peine amarré. Ils saisissaient les boules à pleines mains et les lançaient à leurs camarades restés sur le quai. De nombreuses voix s’élevèrent à l’adresse de Le Goffic. Que vas-tu faire de ta pêche miraculeuse ? C’est Maï-Chan Polimer la quincaillière qui, déjà oublieuse de sa déception, apporta la réponse. « C’est bientôt Noël, nous allons faire sécher toutes ces boules, les peindre et enfaire des guirlandes. » On déchargea en un tournemain le reste du précieux butin. Une heure plus tard, Matty R. Plastic, récemment revenu de Boston où il s’était fait un prénom et une petite fortune dans la fabrication des poudres et explosifs, prépara son vieux chalutier fraîchement repeint d’un rouge Van Dick des plus purs et rebaptisé Fleur de mai 2 en hommage aux émigrants qui autrefois touchèrent la terre du Nouveau Monde du côté de Cap Code. Il sortit du port, gwen ha du (3) à la brise, suivi par une nuée d’embarcations de toutes les dimensions. Les jours suivants furent à l’avenant. Des montagnes de styrène se dressèrent partout à l’entour. La production de décorations de Noël allait bon train. On décora la ville comme jamais. Et tous les bourgs du Trégor se joignirent à la fête. Et même bien au-delà…
En vérité, c’est au lendemain de Noël que l’affaire commença vraiment. Quand on se demanda que faire de toutes ces boules devenues subitement inutiles. De nombreux touristes attirés par le tapage médiatique savamment organisé pour combler le manque d’ambition journalistique en matière d’information, se faisaient de plus en plus pressants pour qu’on leur vendit le nouveau symbole du siècle finissant : la boule de styrène paimpolaise. Théodore Botrel devait assurément s’en retourner dans sa tombe ! Quelques uns finirent par céder. Un marché s’ouvrit qui ne pouvait que croître. On vint de partout, d’outre-manche, d’Espagne, de Russie et même de Turquie ! La frénésie spéculative enfla. On avait bien spéculé au 17ème siècle sur les bulbes de tulipe à partir de la Hollande, pourquoi ne pourrait-on le faire sur les boules de styrène à partir du Trégor ? Après la tulipomanie, la styrènomanie. Rapidement, quelques magnats de la Finance londonienne au drôle de blair mais rompus aux arcanes du marché sans entraves débarquèrent pour organiser les séances de la nouvelle Bourse de Paimpol. Les cours s’envolèrent de plus belle. L’engouement désormais était planétaire. Les téléphones portables sonnaient ou vibraient sans cesse pendant les séances qui couraient de onze à quinze heures. Arsène Le Borgne vendit son bistrot, Aux pêcheurs d’Islande, pour pouvoir suivre la tyrannie du marché indomptable. On avait toujours connu que lui derrière le zinc. Il était devenu fou, comme beaucoup d’autres.
C’est à l’aube du trentième jour de spéculation débridée que Mickaël Champs, agrégé de philosophie devenu animateur de télévision, arriva pour enregistrer un numéro de sa toute nouvelle émission, Le siècle du Marché. Le principe en était fort simple : traquer partout dans l’hexagone les moments où les hommes sont particulièrement efficaces dans la recherche du profit. Quand les agrégés de philo se déboutonnent, le pire n’est jamais loin. On filma abondamment les personnages les plus marquants de l’affaire. Mais, on insista particulièrement sur l’histoire d'Alexis Cochonnec, le plus gros éleveur de porcs de toute la côte nord de Bretagne. Enfant de l’assistance car trouvé dans l’encoignure d’une porte par une froide nuit d’hiver, il se plaisait à dire souvent : «  De la porte cochère à la côte porchère, il n’y avait qu’un pas ! » Chacun savait dans l’Armorique entière qu’il l’avait franchi allègrement et sans une once de scrupule. Depuis, il contribuait, chaque année davantage, au verdissement de la mer et des plages. Ces temps derniers son image de notable local s’était passablement dégradée. Pour lui le styrène sembla être une planche de salut. Quand les boules récoltées à la surface de la mer vinrent à manquer, il inventa en quelques jours une machine à en fabriquer à partir de styrène liquide impur que les industriels furent très heureux de lui céder à bas prix et en exclusivité. Mais là où son génie se donna libre cours, c’est dans l’approvisionnement en matières premières de la machine, moitié styrène, moitié lisier. Le stylitron permettait à son inventeur de recycler le nauséabond résidu de son élevage. Il faisait d’une boule, deux coups ! Le marché fut une nouvelle fois grandement relancé.
Hélas ! cela ne pouvait durer éternellement. Les arbres ne grimpent jamais jusqu’au ciel ! C’est au milieu du centième jour que tout bascula. Quelque gros spéculateur décida de vendre toutes ses boules. Il provoqua ainsi le même réflexe chez ses voisins en spéculation qui crurent que s’il vendait c’est qu’il bénéficiait d’une information qu’eux ne possédaient pas. Il fallait assurément faire comme lui. Le marché se retourna, puis la baisse nourrissant la baisse, comme la hausse avait auparavant nourri la hausse, la plongée fut vertigineuse et incontrôlable. La ruine était au bout de la dégringolade. On se suicida en nombre. Les survivants savaient qu’il faudrait beaucoup de temps pour s’en remettre.
Au soir de ce jour funeste, Erwan Le Goffic fumait sa pipe d’écume sur le quai pavé devant le bistrot d’Arsène à jamais fermé. Lui, en vieux loup de mer avisé, n’avait acheté aucune boule. Presque machinalement, il se mit à déclamer les derniers vers du poème de Queneau.

En matériaux nouveaux ces obscurs résidus
Sont ainsi transformés. Il en est d’inconnus
Qui attendent encore la mutation chimique
Pour mériter enfin la vente à prix unique.

Paimpol s’endormit péniblement sachant que d’autres terribles spéculations viendront puisque chacune d’entre elles ne fournit jamais à l’avenir la moindre leçon de sagesse.

Yann Fiévet
Novembre 2000


(1) Il y a le temps ;
(2) Poème illustrant un documentaire d’Alain Resnais sur les matières plastiques et commandé par un industriel de ce secteur dans les années cinquante. Raymond Queneau, Petite cosmogonie portative, NRF Poésie Gallimard, 1969 ;
(3) Blanc et noir , nom du drapeau breton.
yann
 
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