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Les tares du consommationnisme

MessagePublié: Jeu 1 Mai 2008 11:39
par yann
Les tares du consommationnisme

« Il y a un passage très périlleux
dans la vie des peuples démocratiques.
Lorsque le goût des jouissances matérielles se
développe […] plus rapidement que les lumières et que les habitudes
de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés comme
hors d’eux-mêmes à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. »
Alexis de Tocqueville , 1840.

Il est une évidence : la crise écologique profonde que traverse l’Humanité ne trouvera pas de solution par la seule mise en œuvre de mesures destinées à accompagner « durablement » le mode de production dont les fondements les plus solides demeureraient inchangés. L’incapacité de nos sociétés à prendre pleinement conscience de cette évidence découle d’une incompréhension majeure. La nature véritable du système capitaliste contemporain est insuffisamment analysée, donc mal comprise. Toute analyse qui se garde d’incriminer le « consommationnisme » comme le premier responsable de la ruine de la planète passe à côté du devoir d’intelligence nécessaire à la préservation de l’équilibre des écosystèmes et à la qualité des ressources naturelles disponibles, toutes choses indispensables à la survie de l’espèce humaine. Le consommationnisme ayant investi tous les recoins de la société – au point d’en être oppressif - la résolution de la crise écologique justifie la remise en cause de notre mode de vie. La question de la dégradation accélérée de notre environnement est donc d’abord une question sociale dans laquelle l’existence des rapports de domination ne saurait être niée ou sous-estimée. Ainsi posée, la question est politique. Partant, la responsabilité de la « puissance publique » incarnée par l’État est indiscutable en ce qui concerne la résolution de la crise écologique ou sa non résolution.

Un système expansif asservi au capital

Le consommationnisme est un système. En cela il est pourvu de principes de fonctionnement particuliers, de valeurs mobilisatrices propres à nourrir sa croissance, d’un discours spécifique célébrant en permanence le culte de l’autosatisfaction et dissimulant tout à la fois les vrais buts et la nature réelle de son existence. Le but premier de ce système est de fournir au mode de production dominant (le capitalisme mondialisé) l’assise lui permettant de se perpétuer et d’étendre son emprise sectorielle et géographique. La valorisation des capacités de production exige que la consommation croisse régulièrement sans que les consommateurs soient capables de définir de quoi sera faite leur consommation supplémentaire future. Ainsi, il faut susciter des besoins et des désirs nouveaux chez l’individu, affecter les marchandises – y compris les plus ordinaires - de symboles qui en augmenteront la valeur et la demande. Le capitalisme a sans cesse besoin que les consommateurs aient de plus grands besoins. En noyant le superflu dans le nécessaire, en accélérant le vieillissement des produits, en dépréciant – avant de les faire disparaître - les consommations et services collectifs pour leur substituer des consommations individuelles, le système assure sa rentabilité. La soumission aux intérêts du capital suppose que la consommation devienne entièrement individualisée dans ses pratiques et privée dans son statut juridique.

La production du consommateur

C’est aux États-unis dans les années 1920 que l’on trouve l’origine du consommationnisme. Les industriels de l’époque se demandèrent comment trouver des acheteurs pour tout ce que l'industrie pouvait produire. Edward Barnays, neveu de Freud , leur donna la réponse. Pour lui, si les besoins des gens sont limités par nature, leurs désirs sont par essence illimités. Pour les libérer il suffit d‘accepter l'idée selon laquelle les achats des consommateurs ne correspondent pas à des besoins pratiques et à des considérations rationnelles. « C'est aux ressorts inconscients, aux motivations irrationnelles, aux fantasmes et aux désirs inavoués des gens qu'il fallait faire appel. Au lieu de s'adresser, comme elle l'avait fait jusque-là, au sens pratique des acheteurs, la publicité devait contenir un message qui transforme les produits même les plus triviaux en vecteurs d'un sens symbolique. Il fallait en appeler aux « émotions irrationnelles », créer une culture de la consommation, produire le consommateur type qui cherche, et trouve, dans la consommation, un moyen d'exprimer son Moi le plus intime. » (1) Une nouvelle race d'acheteurs est née qui n'a pas besoin de ce qu'elle désire et ne désire pas ce dont elle a besoin. Le consommationnisme est ainsi le moyen de produire les consommateurs conformes à la définition des exigences du modèle dominant. Sa fonction est de fabriquer des désirs, des images de soi et des styles de vie dont l’intériorisation par chacun permet la substitution de consommateurs dociles aux citoyens potentiellement dangereux pour l'ordre établi.

Le consommateur contre le citoyen

L’individualisation du consommateur est par conséquent conçue comme l’opposé du citoyen. Elle est le repoussoir de l'affirmation collective de besoins collectifs, du désir de changement social et de l’attention au bien commun. La publicité et la panoplie des techniques du marketing ont dès lors une fonction à la fois économique et politique. Elles remplacent l'imagination et les désirs de tous par ceux de chacun. Elles ne promettent pas aux consommateurs une condition commune meilleure mais à chacun de se soustraire à la condition commune. Celui qui peut s'offrir un bien nouveau, distinctif et rare ne devient-il pas un heureux privilégié. Le consommationnisme fait miroiter la possibilité de solutions individuelles aux problèmes collectifs. Chacun est incité à rejeter son existence sociale alors qu'il reste pourtant un individu social. On a affaire ici, comme le dit André Gorz, à une socialisation antisociale. Les techniques audiovisuelles du marketing participent forcément à ce processus de singularisation/uniformisation. L’histoire de chaque individu étant de moins en moins différente de celle des autres parce que son histoire se forme sans cesse davantage dans les images et les sons que les médias déversent dans sa conscience, tout comme dans les objets et les rapports aux objets que ces images le conduisent à consommer. Il perd la réalité de sa singularité tout en gardant l’illusion d’être singulier. Ainsi se renforce le divorce entre le consommateur artificiellement libre de ses choix et le citoyen nécessairement pourvu de son libre arbitre et d’un esprit critique lui permettant d’espérer comprendre l’impact social et environnemental de sa consommation.

La tyrannie des firmes et de leurs marques

La production d'images de marque est aujourd’hui la source la plus profitable de l'économie immatérielle. Elle confère aux firmes qui les génèrent de très confortables rentes de monopole. La marque attribue au produit une valeur symbolique difficilement mesurable monétairement, mais qui prend le pas sur sa valeur utilitaire et d'échange. Le capital immatériel des firmes comprend désormais leur notoriété et leur prestige. Comme véhicule privilégié de normes acceptées par les consommateurs, l'image de marque permet au capital immatériel de prendre le pouvoir sur les espaces publics (à commencer par celui de l’École), sur le quotidien des individus, mais aussi sur l'imaginaire social. De surcroît, le capital symbolique des firmes est mis en valeur par leurs acheteurs eux-mêmes. Ces derniers accomplissent le travail invisible de la production de soi qui aliène un sujet à l'objet et qui produit en chaque consommateur les désirs et les images de lui-même dont le miroir réfléchissant est la marchandise elle-même. C'est la marque qui fait la valeur du produit et non plus l'inverse. Le pouvoir que le capital symbolique exerce sur le travail invisible de production de soi et la violence indicible que l'envahissement publicitaire fait subir à l'individu dans tous les moments de sa vie quotidienne font du consommationnisme une forme de totalitarisme. « Rien dans l'histoire de l'humanité n'est comparable au pouvoir de pénétration de ces grandes entreprises au coeur du paysage social  »(2)

La légende de la productivité

La plus grande prouesse du consommationnisme – hormis sa prétention au développement de la démocratie par la liberté du consommateur – tient dans la fable selon laquelle ce modèle économique est globalement productif. On a beaucoup trop vite jeté aux oubliettes la théorie d’Ivan Illich. Avec son concept de "contre-productivité" il nous expliqua dans les années soixante-dix que plus les institutions des sociétés industrielles croissent, plus elles risquent d’être un obstacle à la réalisation des objectifs auxquels elles cherchent à concourir. Ainsi, la médecine pourra rendre malade, l'école instruira mal, l'alimentation industrielle empoisonnera, les transports paralyseront ou la profusion d'information détruira le sens.
Toute valeur d'usage peut être produite soit de façon autonome, soit de façon hétéronome. Nous pouvons préserver notre santé en menant une vie saine ou en faisant appel à divers professionnels du soin. Nous pouvons rendre service à une personne bénévolement ou lui dire qu’il existe des services capables de répondre à sa demande. Nous pouvons nous chauffer et nous éclairer à l’aide d’un système relativement autonome ou dépendre totalement du réseau marchand d’approvisionnement énergétique. Pour Illich, la « synergie positive » entre les deux modes de production n'est possible que dans certaines conditions difficiles à maintenir. « Passé certains seuils critiques de développement, la production hétéronome engendre une telle réorganisation du milieu physique, institutionnel et symbolique que les capacités autonomes sont paralysées. Se met alors en place le cercle vicieux divergent de la contre-productivité. L'appauvrissement des liens qui unissent l'homme à lui-même, aux autres et au monde devient un puissant générateur de demande de substituts hétéronomes qui permettent de survivre dans un monde de plus en plus aliénant, tout en renforçant les conditions qui les rendent nécessaires. « Cette analyse démontre lumineusement pourquoi nous sommes tant attachés à cela même qui nous détruit. » (3)

Résistance sociale contre impuissance politique

Dans ce contexte dont bien d’autres traits auraient gagnés à être dépeints, il est intellectuellement presque impossible d’imaginer un changement radical rapide impulsé par les hommes politiques en charge du gouvernement des choses et des êtres. La politique elle-même étant un rouage actif du consommationnisme – tant par les diverses formes du clientélisme et du marketing politiques que par sa fascination pour le Marché – comment croire qu’au-delà des slogans communicationnels pourrait se profiler une réorientation fondamentale des politiques publiques ? Il faut donc s’en remettre une fois encore à la capacité de résistance survenant dans le champ social. Naomi Klein analyse le conflit qui se développe entre le capital immatériel des firmes et les acteurs de cette résistance qui est comme une lutte des classes dirigée vers un nouveau théâtre, celui du contrôle de l’espace public, des biens collectifs, de la culture commune et de l’environnement. « Des milliers de groupements luttent aujourd'hui contre des forces dont le dénominateur commun est, en gros, la privatisation de tous les aspects de la vie et la transformation en marchandises de toutes les activités et valeurs. Ce processus va bien au-delà de la privatisation de l'enseignement, de la médecine, des ressources naturelles ; il comprend la façon dont le pouvoir des idées est transformé en slogans publicitaires, dont les rues sont transformées en galeries commerciales, dont les écoles sont envahies par la publicité, dont les ressources vitales sont vendues comme de quelconques marchandises, dont le droit du travail est aboli, les gènes brevetés, des semences génétiquement modifiées, des hommes politiques achetés. » (4)
Ce sont ces mouvements qui, par leurs pratiques collectives et multiples puis par la réflexion théorique que ces pratiques induisent, vont faire naître une nouvelle culture politique ouverte à de nouveaux outils conceptuels et permettre ainsi la construction d’un nouvel imaginaire.

Yann Fiévet,
Vice-président d’Action Consommation


(1) André Gorz, L'Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003.
(2) Ben Bagdikian, The Media Monopoly, Beacon Press, 1997.
(3) Jean-Pierre Dupuy, Ivan Illich ou la bonne nouvelle, Le Monde, 26 décembre 2002.
(4) Naomi Klein, No Logo, Actes Sud 2001.


Texte paru dans l’ouvrage collectif « Repolitiser l’écologie »  (Parangon, 2007).