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L’Ecole ne fait plus le poids

MessagePublié: Jeu 1 Mai 2008 17:00
par yann
L’Ecole ne fait plus le poids


Il convient probablement de se faire une raison : face à l’Entreprise et ses valeurs purement marchandes, l’Ecole a peut-être déjà perdu la partie. Il est bien question d’une bataille tant les valeurs défendues par ces deux univers sont originellement aux antipodes les unes des autres. Il faudra un jour écrire l’Histoire de cette lente phagocytation que constitue l’inéxorable recherche de conciliation d’objectifs inconciliables. Cependant, nous pouvons d’ores et déjà identifier les divers terrains sur lesquels se jouent la lutte d’influence inégale orchestrée par les tenants de l’entreprise-reine contre l’idéal de l’école démocratique. Il devrait être inutile de dire que la mort de cet idéal-là serait, si elle advenait vraiment, le plus grand désastre frappant les générations à venir. Pourtant, l’incrédulité du plus grand nombre devant la menace d’une telle issue force à dénoncer le dessein véritable des élites s’agissant de la mise en coupes réglées de l’Ecole. Ce sombre dessein n’est évidemment réalisable que grâce à la complicité docile, - quand elle n’est pas devancière – des hommes politiques au pouvoir, un pouvoir qui, du reste, petit-à-petit leur échappe.
Ce constat pessimiste s’appuie sur une réalité des plus tangibles : le nombre de nations où l’Ecole reste relativement protégée de l’appétit des marchands est sans cesse plus restreint. Sous les coups de boutoirs conjoints de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) ou de la Commission Européenne, toutes deux inlassablement travaillées par les dirigeants des firmes transnationales organisés en puissantes instances supranationales telles que le GATE (Global Alliance for Transnational Education)ou l’ERT (Table ronde européenne des industriels), les nations cèdent les unes après les autres aux sirènes du libéralisme économico-financier le plus débridé. L’Ecole est probablement le dernier bastion de résistance aux forces du Marché. Pour valoriser – au sens de création de valeur pécuniaire – la sphère scolaire, il faut vaincre, par une offensive sur plusieurs fronts, cette résistance puissamment ancrée – du moins dans certains pays – dans des pratiques et des mentalités aux racines socio-historiques fortes. Faisons donc, sans prétendre à l’exhaustivité, le tour de ces fronts d’une armée en campagne vers le triomphe de ses valeurs et la fin de ce qui est en l’Homme le plus précieux, la faculté de penser par soi-même, ce que l’Ecole, avant que l’on en juge autrement, est censé inculquer patiemment.

A vos marques

Le premier front est représenté par l’entrée de la publicité, sous toutes ses formes, dans le sanctuaire de l’école. Si les Etats-Unis et le Canada restent en avance en matière de pénétration publicitaire en milieu scolaire, l’Europe voit ce phénomène gagner chaque jour du terrain au point qu’il est désormais permis de se demander si on y cherche pas à rattraper le modèle nord-américain. En la matière, le meilleur atout des firmes désireuses de vanter les mérites incomparables de leurs produits auprès d’un public captif et malléable est le manque de moyens matériels dont dispose l’Ecole pour faire face à ses engagements pédagogiques. En Amérique du Nord, des contrats donnant-donnant fixent depuis longtemps les règles de l’échange entre les entreprises et les établissements scolaires. Les premières financent les écoles en proportion de la capacité de celles-ci à afficher ostensiblement à destination des élèves les messages commerciaux destinés à en faire les consommateurs de demain. Les professeurs réfractaires à ce deal peu en rapport avec la vocation éducative à laquelle ils croient encore, sont régulièrement sanctionnés. En Europe, le retrait progressif programmé des pouvoirs publics dans le financement de l’éducation joue le même rôle d’appel au financements privés intéressés. En France, depuis le passage de M. Jacques Lang au ministère de l’Education Nationale, l’interdiction de la publicité à l’école, proclamée en 1936 et plusieurs fois réaffirmée ensuite, a été remplacée officiellement par la notion de neutralité commerciale. Une notion vide de sens précis qui démontre l’adaptation des gouvernants en place aux désirs des boutiquiers de voir un espace trop longtemps resté vierge s’ouvrir à leurs logos et messages racoleurs. L’intrusion fascinante des marques réputées dans un milieu qui aurait du leur rester hostile pour continuer de mener à bien sa mission de lente construction des personnalités, procure aux enfants et adolescents de pseudo-identités de substitution faites d’allers-retours incessants entre frustration tenace et satisfaction fugitive, tou le contraire de la fixation de repères durables nécessaires à la vie en société.

L’esprit de l’entreprise contre l’entreprise de l’esprit

Dans un monde déterminé, avant toute autre considération, par l’économie au sein de laquelle la stratégie des grandes firmes imprime sa loi d’airain, l’Ecole indépendante à l’égard des contingences mercantiles incarne un obstacle idéologique majeur aux yeux des commerçants invétérés. L’Ecole, quand elle prône des valeurs de solidarité, ne joue pas le jeu d’une société ayant délibérément négocié – on excusera ce trait d(humour facile – le tournant de l’individualisme forcené. L’heure est au parcours professionnel individualisé, à la flexibilité de l’emploi, des horaires, des rémunérations. L’Ecole traditionnelle, celle dont les maîtres légitimes seraient devenus ringards, prépare trop mal la jeunesse aux délices du « bougisme » contemporain que « les nouveaux maîtres de l’Ecole » ont érigé en vertu cardinale. Il est grand temps que les jeunes soient instruits à l’esprit de l’entreprise, aux vicissitudes obligatoires de celui-ci. n’attendons pas que l’Ecole, entreprise de l’esprit, gâte prématurément les futurs collaborateurs – là, l’humour est absent puisque c’est désormais ainssi que sont pitoyablement « promotionnés » les salariés de la firme.
L’Ecole ne joue pas le jeu ? On va donc y introduire des jeux grâce auxquels les futurs travailleurs-consommateurs vont s’initier, distraitement mais sûrement, aux logiques implacables de l’entreprise et de son marché. Ainsi, en France, le Crédit Industriel et Commercial, propose, depuis six ans, aux collégiens et lycéens de jouer aux « Masters de l’économie », une simulation boursière dans laquelle chaque participant se voit confier un portefeuille fictif d’actions à faire fructifier durant plusieurs semaines. A l’issue de cette période de spéculation on déclare vainqueur celui des élèves qui aura évidemment le plus gros portefeuille. Un prix est à la clef, mais là n’est pas l’essentiel. L’e plus important tient dans ce double « investissement » que consstitue le fait d’avoir appris à boursicoter (on cle refera plus tard en vrai) avec le CIC (qui espère avoir gagné un client d’avenir). Il paraît que le jeu respecte la neutralité commerciale ! Plus récemment, et toujours en France, le ministère de l’Education Nationale a introduit dans les lycées et centres d’apprentissages un jeu de création d’entreprise. Un prix de 5 000 euros récompensera l’équipe dont la réalisation aura, aux yeux avisés d’un jury de « personnes qualifiées », le mieux correspondu, on l’imagine, à l’esprit d’entreprise.

Etat défaillant, patrons paternalistes

Il arrive que les patrons, une fois fortune faite, se découvrent une vocation philanthropique. Ainsi, le groupe PPR (Pinault-Printemps-La Redoute), présidé par François Pinault, vient-il de passer un contrat avec le nouveau ministre français de l’Education Nationale, contrat par lequel l’association SolidarCité créée à cet effet octroira 60 « bourses d’excellence » de 2 300 euros par an à de jeunes collègiens particulièrement méritants, issus de milieux très modestes et placés en internat afin d‘êtres éloignés d’un environnement peu propice à l’étude. Ces élèves, qui en l’absence d’une telle bienveillance patronale n’auraient pu que constater la carence de l’Etat en matière d’aide éducative aux moins favorisés, seront individuellement suivis par un « tuteur bénévole », cadre du groupe PPR. Cet investissement misant sur la reconnaissance éternelle que les heureux bénéficiaires voueront légitimement au patronat éclairé, ne devrait pas trop entamé l’opulent capital constitué par M. Pinault dans de judicieuses affaires à l’époque où le Crédit Lyonnais culminait au firmament de la finance internationale. Mais ceci est une vieille histoire désormais. Il faut vivre dans le temps présent, et celui-ci rime avec compensation à bon compte. Gageons que nombre de patrons honteux de leur fortune facile vont vite être désireux de suivre l’exemple. Il existe tant de blasons à redorer à l’ère de la globalisation financière. L’Etat va pouvoir rêver d’un transfert total de sa mission : dans des établissements scolaires gérés par les collectivités publiques locales aux deniers plus que comptés, les patrons veillant à ce que soient dispensées à la jeunesse méritante les compétences requises à tout salarié loyal.
Les patrons n’oublient pas non plus les professeurs et les lourds programmes qu’ils doivent faire ingurgiter à leurs élèves. Au sein de l’Institut de l’entreprise, émanation du Medef, Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas, dirige la commission « Enseignement des sciences Economiques et Sociales ». Un partenariat étroit entre le ministère de l’Education Nationale et cet Institut patronal prévoit l’organisation de sessions de formation à destination des professeurs de Sciences Economiques et Sociales des lycées. En novembre 2003, une « université d’automne » a réuni au lycée Louis le Grand à Paris les grands patrons français et 200 professeurs volontaires pour « faire de la mondialisation un jeu à somme positive pour tous » (sic). Certains en rient encore. Ils ont tort : les stages longs de formation dans leur discipline sont tous des stages en grande entreprise. L’Etat, donc, ne souhaite plus former ses professeurs de SES dans le cours de leur carrière. Il délègue cette fonction au patronat qui a, évidemment, sa propre vision de l’économie et de la société. Le savoir y gagne probablement pas grand chose mais le regard du professeur sur l’entreprise pourrait enfin s’orienter dans le sens désiré. La refondation de la société, façon Medef, est en marche.
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Pas de refondation sociale sans refondation éditoriale

Il fallait s’attendre à ce qu’un jour l’offensive idéologique contre la manière dont l’Ecole rend compte de la vie économique et sociale s’intéresse au contenu des manuels scolaires. Une campagne de dénigrement à l’encontre des manuels utilisés par les professeurs de lycée enseignant les Sciences Economiques et Sociales fut conjointement organisée, dans le courant de l’année 2003, par MM Seillières et Mer respectivement patron des patrons et ministre de l’Economie. Cette charge, correctement relayée par la presse et des parlementaires complaisants taxait, ni plusd ni moins, les ouvrages incriminés de marxistes. Des exemples, choisis hors de leur contexte pédagogique, furent montés en épingle. Ainsi, on vilipanda une bande dessinée présentée dans l’un de ces manuels honnis et destinée à faire réflèchir les élèves à l’importante question des choix budgétaires. Elle osait présenter – comble de la malveillance – le coût d’un navire militaire en équivalent « nombre de lycée » et celui d’un missile en équivalent « nombre d’heures de travail d’un instituteur ». Ceci est-il tolérable à l’heure où une partie de l’édition scolaire est aux mains des marchands de canons ? La démocratie mérite-t-elle que ce genre de questions soit entrevu par les citoyens en devenir que sont les lycéens ? Il semble que non. Aujourd’hui, en France, 80% de l’édition scolaire sont détenus par les groupes industrialo-financiers Lagardère-Hachette et Seillières-Wendel. Qui peut naïvement croire que l’armurier et le maître de forge respecteront une neutralité éditoriale absolue ? Les concepteurs d’ouvrages se soumettront au glissement progressif de la ligne imposée ou partiront.

Comment l’Ecole pourrait-elle encore tenir son rang face au feu nourri de ses ennemis ? L’OCDE lui a par avance donné le coup de grâce. Son rapport 1998 sur les politiques éducatives conclut : « la mondialisation - économique, politique et culturelle – rend obsolète l’institution implantée localement et ancrée dans une culture déterminée que l’on appelle l’Ecole et en même temps qu’elle, l’enseignant. » Fermez le ban !

Yann Fiévet
Professeur de Sciences Economiques et Sociales
Vice-Président d’Action Consommation

Article publié dans La libre Belgique en juin 2005