Une Université d’automne sous haute surveillance

Modérateur: yann

Une Université d’automne sous haute surveillance

Messagepar yann sur Jeu 1 Mai 2008 17:00

Res Publica - No 213 – 4 novembre 2003

Une Université d’automne sous haute surveillance

Un radieux soleil, presque chaud, inondait le quartier latin vendredi dernier. Nous avions tous rendez-vous à midi devant le lycée Louis Legrand. Nous avions la naïveté, à cet instant encore, de croire à un rassemblement nombreux tant l’affaire est énorme. Nous ne fûmes finalement qu’une centaine. Mais une centaine déterminée qui fît un peu de bruit à une encâblure du 123 de la rue saint-Jacques. Les vacances de Toussaint sont déjà entamées et pourtant nous attendons la sortie des élèves et de leurs professeurs. Des élèves un peu particuliers puisqu’il s’agit de professeurs de Sciences Economiques et Sociales triés sur le volet par leurs inspecteurs. Des professeurs – les premiers nommés – encore plus particuliers puisqu’il s’agit des grands patrons de firmes multinationales françaises. Ils sont tous enfermés dans ce temple du nouveau savoir depuis la veille au matin.
La police était presque aussi nombreuse que nous. Elle nous contenait sur le trottoir opposé à l’entrée du célèbre lycée. Des renforts fortement armés se tenaient à l’écart pour le cas où les manifestants paisibles deviendraient brutalement enragés. Vers 12 h 30 la lourde porte s’ouvrit enfin. Elle laissait s’échapper, par petit groupe, les élèves enfin libérés et regrettant peut-être – nous allons y revenir – d’avoir écourté leurs vacances pour si peu. On ne parvint pas à leur parler. En avions-nous même envie ? Eux, probablement pas ; et comme on les comprend ! Quant à leurs professeurs, nous n’en vîmes aucun. Les « nouveaux maîtres du monde » - et de l’école ( ?) durent filer à l’anglaise par une autre issue. Nous n’avions plus qu’à nous disperser promettant d’analyser après collecte de témoignages les détails de cette affaire. Nous disposons d’ores et déjà de quelques informations des plus édifiantes, croustillantes aussi à plus d’un titre.
Il faut d’abord savoir que ne pouvait pas s’inscrire à cette formation d’un genre nouveau qui voulait. Les professeurs exerçant des responsabilités au sein de l’APSES (Association des Professeurs de Sciences Economiques et Sociales) et au SNES (Syndicat National de l’Enseignement Secondaire) avaient vu leur inscription refusée bien qu’ayant été demandée dans les délais impartis. La preuve, s’il en était besoin, que les organisateurs de ce brifing automnal ne sont guère portés au débat et que l’entreprise consistait bien à dispenser un discours unique : celui de la firme conquérante. Les frais de déplacements des ouailles pour cette grand-messe étaient pris en charge ; certains venaient de loin, même depuis les Antilles. A l’heure où nos « gouvernants » parlent de gérer « en bon père de famille » - vieux discours, ceci dit en passant, d’avant la crise des années trente – n’a-t-on pas là un bel exemple de dilapidation de deniers publics qui font défaut ailleurs, dans les écoles, les vraies.
Voyons un peu ce qui se fît dans l’enceinte du lycée dont la vocation était mise provisoirement sous le boisseau. Les interventions des professeurs étaient, dans leur quasi-totalité, critiques. Cela ne veut pas dire qu’ils sont tous intervenus, loin s’en faut. L’impression qui semble avoir dominé chez les participants c’est que ces grands patrons ne sont pas grands par la culture économique. Ni sociale, mais là on est beaucoup moins étonnés. Nombre de participants prirent néanmoins des notes scrupuleuses. Elles leur serviront peut-être un jour. Le PDG de Chantelle animait l’un des ateliers proposés. Il s’est borné à faire un cours de marketing sur les goûts respectifs des Américaines, des Anglaises et des françaises en matière de lingerie fine. C’est vrai, c’est son job. Mais, quand une participante à l’atelier, sachant que Chantelle ne produit plus rien en France, aborda la question des coûts salariaux et de la productivité du travail, le boss répondit qu’il ne connaissait pas la productivité du travail. Pas plus que la valeur ajoutée sur laquelle on l’interrogea un peu plus tard. Pour le savoir économique, les organisateurs avaient invité Jean-Paul Fitoussi, directeur de l’OFCE (Observatoire français des Conjonctures Economiques). Il fut à la hauteur des débats. Quand un professeur lui demanda ce qu’il pensait du mouvement « alter-mondialisation », il dit ne pas connaître ce mouvement. Verrouillage à tous les étages ? Pas tout-à-fait. Aux dires des participants, le seul à avoir tenu un discours un peu ambitieux fut Luc Ferry. Lui, parla en ouverture du mouvement alter-mondialisation. Il brandit même le petit livre « Tout sur Attac » en encourageant sa lecture. Il devait bien cette concession mineure aux réactions vives que cette affaire a déclenchées. Mais, une fois passé le laïus introductif l’autosatisfaction patronale a pu dérouler des heures durant son insipide discours entrepreneurial. Vous avez dit formation ? Oui, cela nous était ainsi vendu.
Dans les documents de présentation de ce raout parisien, il était dit que les chefs d’entreprise souhaitaient réfléchir avec les professeurs de Sciences Economiques et Sociales aux moyens de faire de la mondialisation un jeu à somme positive pour tous. Si la théorie des jeux, tellement prisée aujourd’hui par les gourous de la micro-économie, s’accommode fort bien d’une telle formulation, il n’en va pas de même pour l’économie mondialisée. Jusqu’à preuve du contraire la mondialisation est capitaliste. Si on peut nous faire admettre, à la rigueur et tant que les hommes n’auront rien inventé de mieux, que le capitalisme ’est le moins mauvais des systèmes, on ne parviendra jamais à nous faire espérer qu’il soit un jour une affaire profitable à tous. Son moteur est la création et le creusement d’inégalités sans cesse renouvelées. Que de grands patrons tentent de le dissimuler ne nous dérange en rien. Ils sont là dans leur rôle. Ils tiennent ce rôle de façon souvent ridicule et inintelligente, mais c’est leur problème. On ne peut tout de même pas exiger d’eux qu’ils aient aussi du talent. En revanche, que des professeurs se compromettent dans de si minables aventures nous laisse pantois et inquiets pour l’avenir d’une discipline encore riche et pour le futur de l’Ecole dans son ensemble.

Yann Fiévet
Professeur de Sciences Economiques et Sociales
Lycée Jean-Jacques Rousseau de sarcelles
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