Retour sur l’affaire Louis Legrand

Modérateur: yann

Retour sur l’affaire Louis Legrand

Messagepar yann sur Jeu 1 Mai 2008 17:01

Retour sur l’affaire Louis Legrand

Mon article intitulé « Une université d’automne sous haute surveillance » (res publica No 213) a provoqué quelques réactions. Un professeur de Sciences Economiques et Sociales de Clermont-Ferrand a demandé à Res Publica de me faire parvenir sa propre réaction. Elle en recoupe d’autres et c’est la raison pour laquelle je demande à Res Publica de la publier ainsi que ma réponse à cette réaction révélatrice de la grave menace planant aujourd’hui sur l’enseignement des Sciences Economiques et Sociales au lycée et sur l’Ecole en général. La réaction de mon collègue d’Auvergne n’est ici signée que de ses initiales car je ne sais s’il approuvera cette démarche. Le texte de son courrier, quant à lui, n’a en rien été modifié.

Yann Fiévet

Réaction de R. H.
Suite à l'article paru dans le numéro 213 à propos de l'université d'Automne je tiens à formuler quelques remarques, en tant que professeur de sciences économiques et en tant que participant à ce forum  :

      a/ de nombreux professeurs et membres de l'Apses étaient présents à ce forum sans pour autant se percevoir comme des "ouailles" des intervenants.

      b/  ce qu'a pu raconter Luc Ferry en brandissant le petit livre "Tout sur ATTAC" était tout sauf une concession: c'était du "mépris élégant" entre les, ce qui visiblement n'a pas été reçu comme tel par Y. Fiévet. Or, un lecteur "basique de le Distinction de Bourdieu ne s'y serait pas laissé prendre...

      c/  de la même façon, la réponse de Jean Paul FITOUSSI   "je ne connais pas l'existence du mouvement altermondialiste", tout le monde a compris, par la teneur des propos, que ce professeur de Sciences Po était loin d' être un "suppot" de la mondialisation. Néanmoins il a formulé des critiques à l"égard de ce mouvement (tant du point de vue de sa cohérence interne qu'externe) qui n'auraient pas fâché B. Cassen, si on a lu son dernier livre....

      d/  par ailleurs, dans cette critique de Y. Fiévet, il n'est nullement fait allusion à un moment fort de ce colloque, je veux parler de l'intervention de Pascal Lamy et de son analyse de l'échec de Cancun. Rien que cette heure et demie justifiait le déplacement au lycée Louis le Grand. Cette intervention aurait surpris beaucoup de critiques,à priori, car bien souvent on rejette la complexité des problèmes pour se réfugier dans le confort des schémas à la limite de la caricature. 

       e/  Enfin, l'intervention de Charles-Albert Michalet n'est pas -elle non plus-  relatée par les critiques -du moins celles que j'ai pu lire- de ce forum. Un grand moment d'histoire économique par l'un des meilleurs spécialistes de la mondialisation qu'on ne peut guère soupçonner de connivence avec le grand patronat, auprès duquel il était assis, présents à la tribune.

       f/  Le discours tenu par les grands dirigeants, dont la plupart, contrairement à ce que nous Y. Fiévet, sont loins d'être incultes du point de vue de la théorie économique  : mais peut-on leur reprocher un penchant naturel pour la micro et délaisser la macro ? n'était pas assimilable à un "sermon sur la montagne". Il a permis cependant aux professeurs dont je fais partie de mieux comprendre le jeu des acteurs, leurs stratégies.

                  En tout état de cause, je ne vois toujours pas quel message auprès des élèves ou des étudiants, après ce forum, on aurait désormais à faire passer. Les professeurs de sciences économiques n'ont pas vocation à faire passer des messages, encore moins à en relayer d'autres... Par contre, et c'est la seule motivation que je conserverai dans mon métier, la vigileance est permanente quand on "décortique" une théorie en distinguant ses aspects positifs (ou scientifiques) de ses aspects normatifs. J''ose espérer que pour tous les collègues qui ont participé à ce forum, cette certitude et ce principe intangible sont bien assurés. Sinon, il n'y a plus qu'à désespérer.....


Réponse de YF

Cher collègue,

C’est avec une grande attention que j’ai lu votre réaction à mon article publié dans le numéro 213 de res publica à propos de l’université d’automne organisée au lycée Louis Legrand par notre hiérarchie et l’Institut de l’entreprise. Je souhaite à mon tour réagir à votre réaction.
Je constate, tout d’abord, que sur le fond de l’affaire vous n’avez rien à objecter. Ce que j’appelle le fond de l’affaire tient au fait que cette entreprise s’intègre incontestablement à la question de l’offensive des firmes contre la neutralité de l’Ecole à l’égard du monde des affaires et des appétits mercantiles. Si vous ne répondez pas à cela, vos remarques méritent néanmoins que l’on s’y arrête tant elles semblent révéler une conception de la présentation du monde économique et social différente de celle que, personnellement, j’entends continuer de promouvoir.
Mon article était un article d’humeur rédigé par quelqu’un qui n’a pas réussi – aujourd’hui encore - à dompter totalement sa colère face à l’énormité de l’initiative pédago-patronale. Il ne faut donc pas y chercher une réflexion approfondie sur l’affaire ni une relation exhaustive du déroulement des « débats ». Ce qui est dit dans cet article m’a été rapporté par un autre témoin que je juge digne de foi. Je m’en suis servi pour alimenter mon propos non pas avec malhonnêteté mais pour révèler une ambiance qui a plus d’une fois confiné au grotesque. Venons-en à votre courrier.
Vous dîtes avoir participé là à un forum. Sachez que pour ma part je n’ai rien contre les forums, lieux de débats où tous les participants dialoguent sur un pied d’égalité ; la démocratie peut même en sortir grandie. Je suis au regret de vous dire que vous n’étiez pas dans un forum. C’est précisément pour cela que moi je n’y étais pas. Non, ce « machin » était bel et bien présenté comme une action de formation. Je pense fermement que nous devons attendre d’une formation une certaine objectivité pour ne pas dire une objectivité certaine que du reste – et ceci dit en passant – nos inspecteurs n’ont pas ou plus. Il serait intéressant que vous tentiez de me démontrer l’objectivité du machin. Vous l’avouez d’ailleurs vous-même : que pouvait-on attendre d’autre des patrons qu’une défense de la logique de l’entreprise. Les documents de présentation étaient clairs : vous étiez invité à rencontrer des entreprises qui réussissent. Dans quels domaines réussissent-elles donc ? Celui de l’emploi ? celui du partage équilibré des richesses ? Celui de la préservation de l’environnement ? Celui de la promotion d’une démocratie salariale ? Non, celui du profit quoi qu’il en coûte.
Ensuite, vous me taquinez à propos de l’épisode surréaliste au cours duquel Luc Ferry brandit le petit livre « Tout sur Attac » devant l’aréopage étonné. Vous avez raison : un lecteur quelque peu avisé de pierre Bourdieu comprenait immédiatement que le chevelu ministre se riait là des alter-mondialistes. Je parlais de concession faite non pas à ces derniers mais aux critiques de cette mystification automnale. Mais, permettez-moi, cher collègue, de vous retourner votre compliment. Comment un connaisseur averti de Bourdieu n’a-t’il pas même entrevu la grosse ficelle du discours de Pascal Lamy. Ce n’est certes pas la brièveté de ce discours qui vous rendit myope. Un dévloppement quasi castriste de 90 minutes vous laisse le temps de la réflexion. A moins que la séduction n’ait tordu le cou à la lucidité. C’est probablement cela puisque vous me dîtes que ces minutes-la méritaient, à elles seules, le déplacement. Vous êtes rentré heureux en Auvergne ; j’en suis content pour vous. Le seul petit ennui avec Pascal Lamy, c’est que chez lui les actes – quand il négocie à l’OMC – sont très éloignés des discours – quand il pérore devant des auditoires mi-conquis mi-naïfs. La lecture des travaux de Raoul Marc Jennar ou d’Agnès Bertrand pourrait vous en convaincre.
S’agissant de Jean-Paul Fitoussi, faites-moi l’amitié de croire que je peux aisément imaginer qu’il tint un discours savant au-delà de la petite phrase retenue dans mon texte. Mais, ne nous emballons pas : comme critique efficace du fiasco néo-libéral il est franchement possible de trouver mieux. Il nous reste le cas Charles-Albert Michalet. Je l’avais en effet oublié. Il était bien là et je me demande bien ce qu’il faisait là. Ces importants travaux sur les stratégies des firmes multi-nationales, que nous connaissons depuis les bancs de la fac, devraient le tenir à l’écart des lieux de propagande médéfiste. Pour le coup, je suis profondément déçu sans vous demander de l’être avec moi. Bourdieu, lui, aurait fui sans que l’on se permit de l’accuser de lâcheté. D’autres, déjà, n’ont plus ce lucide courage qui consiste à ne pas apporter sa caution morale ou intellectuelle à une entreprise de dupes.
Comme j’aimerais partager l’optimisme de la fin de votre courrier. Etes-vous si sûr que nos collègues sont immunisés contre les discours simplistes du patronat et se garderont de relayer en quoi que ce soit le message entendu au lycée Louis Legrand ou ailleurs ? Moi, je n’en suis pa certain du tout. Je ne sais combien de professeurs de Sciences Economiques et Sociales vous connaissez. J’en connais pour ma part un nombre non négligeable et je peux vous dire que les réactions fermes de condamnation de l’affaire qui nous occupe aujourd’hui est le fait d’une minorité. Nous verrons qui signera la lettre que nous allons adresser à nos inspecteurs en protestation du rôle trouble qu’ils ont joué dans cette histoire. L’Institut de l’entreprise a gagné : son seul objectif était de vous faire venir à lui et de vous faire entendre sa partition. Je suis persuadé qu’il se trouvait dans votre auditoire des mélomanes attentifs dont l’oreille fidèle sera bien utile demain pour plaindre ces patrons avant tout victimes de la concurrence internationale.
Vous semblez, tout comme moi, aimer votre métier. Etes-vous sûr que les forces du marché ne vont pas nous imposer à l’avenir de l’exercer comme nous aurions unanimement refusé de le faire il y a encore quelques années ? savez-vous que la Commission Thélot étudie sérieusement la possibilité de supprimer le principe de la gratuité de l’Ecole ? Bien sûr le marché n’y est pour rien ! Cette commission, mise sur pied voilà quelques semaines seulement, n’a-t’elle rien de plus urgent à se mettre sous la dent ?
Vous remerciant des quelques minutes prises pour me lire, recevez mes cordiales et laïques salutations.

Yann Fiévet
Lycée Jean-Jacques Rousseau de sarcelles




Réponse de R.H.

Cher collègue,


C’est avec un vif intérêt que j’ai parcouru votre réponse à mes modestes remarques concernant le forum organisé conjointement par l’IDE et le Ministère de l’Education, par l’intermédiaire de l’Inspection de Sciences économiques et Sociales.

Tout d’abord, ma participation n’a été, en rien, une marque d’allégeance auprès des organisateurs, quels qu’ils fussent. J’étais cependant bien conscient de cette configuration un peu spéciale, asymétrique et qui ne me satisfaisait guère : mais « exit » ou « voice » ? J’étais déterminé à poser quelques questions à Fr. Chérèque –mais il n’est pas venu- ! Et vous comprenez par là- même que ma position pendant le mouvement social –gréviste pendant plus d’un mois - m’avait valu quelques démêlées avec certains de ses syndiqués… ainsi qu’avec mon propre parti politique, le PS.

Mais j’en viens à une remarque que vous formulez ainsi « Les documents étaient clairs : vous étiez invité à rencontrer des entreprises qui réussissent. Dans quels domaines réussissent-elles donc ? Celui de l’emploi ? celui du partage équilibré des richesses ? celui de la préservation de l’environnement ? Celui de la promotion d’une démocratie salariale ? Non, celui du profit quoi qu’il en coûte. » Ce réquisitoire m’a laissé perplexe et j’ose espérer que vous formulez ces mêmes griefs avec plus de nuances à vos élèves. Pour ma part, même si je me délecte à parcourir la rubrique « les grands fauves » d’Oncle Bernard dans Charlie Hebdo chaque semaine, je suis persuadé que la réalité ne se confond qu’en partie avec cette vision du capitalisme. Et c’est pour cette raison que je m’intéresse particulièrement au discours que les patrons peuvent (ou non) tenir sur ces thèmes, quitte à accepter un cadre insatisfaisant, plutôt que de pratiquer la « chaise vide ». Par exemple, j’ai assisté à un atelier avec Veolia-environnement et j’ai pu poser le problème de la gestion de l’eau par les régies municipales, lesquelles pratiquent la facturation au coût moyen et non au coût marginal comme le font les grandes compagnies privées (et dans d’autres secteurs certaines entreprises publiques…). Pour approfondir ce problème j’ai pu me baser sur l’expérience de la ville de Grenoble –dont vous connaissez certainement l’affaire Carignon- par R. Avriller, élu vert adjoint au maire. Question embarrassante pour Veolia, mais qui me permet ainsi de susciter un débat qui dépasse le seul problème du fonctionnement d’une entreprise capitaliste dont l’horizon humanitaire ne peut guère s’éloigner du coût marginal. Mais ma critique de Veolia ne peut servir d’attaque en règle contre un système dont elle serait un élément représentatif de l’ensemble de toutes les entreprises capitalistes. Car il ne faut pas ignorer (sinon ce serait de la manipulation intellectuelle) que dans le même temps, les analystes financiers sont conduits à coter plus haut les entreprises qui, appliquant les principes du développement durable, s’épargnent bien des risques coûteux… Peut-être encore à petite dose, mais les critères des marchés commencent à intégrer les valeurs sociétales (vision naïve et optimiste, me direz-vous ! Mais poussons encore plus loin le paradoxe : si l’éthique s’avère rentable alors sa valeur sociétale ne peut qu’augmenter !!! ) Aussi aujourd’hui, au delà des contraintes de la loi et du marché, les « fonds éthiques » s’imposent d’autres contraintes de respect de ces valeurs sociétales. Et cela, çà m’intéresse. « Une goutte d’eau » me direz-vous. C’est vrai, car il y a course de vitesse entre les exigences sociétales et les réalisations des entreprises. Mais plus qu’un dilemme de type allégeance ou rejet, qui conduirait inéluctablement à un choc frontal entre économie et société, il me semble que nous sommes dans une autre configuration, celle d’une convergence entre les exigences – mal vécues /l’horreur économique- du marché et celles du refus du tout pour l’actionnaire. J’ai conclu à cela après avoir réfléchi à ce qu’on pourrait appeler un lobbying du mouvement sociétal (de Greenpeace, Transparency international à Attac sans oublier le rôle joué par l’internet…), mouvement qui, sur son terrain, est plus fort que les Etats. Voilà, je vous livre le fonds de ma pensée, non pas pour m’excuser d’être allé à ce soi-disant forum, mais pour vous expliquer que je n’ignore pas les dangers potentiels d’une marchandisation de l’école – et que seule une gauche républicaine et laïque, et non une gauche radicale plutôt anti-mondialiste qu’alter-mondialiste, pourrait éviter.

Quant au rôle de Pascal Lamy –quand il négocie à l’OMC- je voudrais préciser –à sa décharge – que je n’y vois qu’ une attitude qui ne pourrait que réjouir les anti-américains (lutte contre le lobbying tant des producteurs d’acier que de coton). Il est vrai que les informations concernant ses activités ne me viennent que du PS, ce qui –a priori- peut vous sembler sujet à caution, j’en conviens. Mais ceci est un autre problème…


En espérant ne pas avoir pris trop de votre temps pour me lire, il me semblait nécessaire de vous apporter ces quelques éléments de précision, tout en respectant pleinement votre prise de position par rapport à ce forum. Peut-être aurons-nous l’occasion, un jour, d’en débattre de vive voix.

A mon tour, je vous prie de recevoir mes cordiales et laïques salutations.

(PS : si vous disposez d’informations supplémentaires concernant la commission Thélot sur la possibilité de supprimer le principe de la gratuité de l’Ecole, je suis intéressé.)
yann
 
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