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Pour la ville bonne

MessagePublié: Dim 24 Jan 2010 00:14
par yann
Colloque « Ralentir la ville »
30 janvier 2010
Vaux-en-Velin


Pour la ville bonne

De la place de la consommation dans la ville sociale


Un jour on démolira
ces beaux immeubles si modernes
on en cassera les carreaux
de plexiglas ou d'ultravitre
on démontera les fourneaux
construits à polytechnique
on sectionnera les antennes
collectives de télévision
on dévissera les ascenseurs
on anéantira les vide-ordures
on broiera les chauffoses
on pulvérisera les frigidons
quand ces immeubles vieilliront
du poids infini de la tristesse des choses. »
Grand Standigne, Raymond Queneau, in Courir les rues (1967).


Le discours sur la ville et la critique du consommationnisme ne sont que trop rarement associés. Pourtant, le consommationnisme (1) a fait de la ville tout à la fois le lieu de la grande consommation et un objet de consommation à part entière. Nous consommons la ville comme toutes choses avant que de la vivre. Ainsi, faire advenir « la consommation responsable » comme espace de réappropriation de la vie quotidienne de tous et de chacun signifiera du même coup se saisir de la ville afin d’en faire autre chose qu’un simple objet de la consommation ordinaire. La réussite de ce double pari suppose que soient d’abord délimités les contours du problème majeur – double lui aussi – posé ici : notre mode de vie est destructeur de notre environnement ; notre mode de vie aliène la nature humaine tant individuelle que collective. Une fois cernée la nécessité impérative de changer, il sera possible d’envisager les conditions mêmes du changement. Certes, une autre ville est possible. Son élévation est affaire de démocratie, d’une démocratie vivante faite de fructueux débats sur les enjeux cruciaux de l’avenir de l’écosphère et des sociétés qui l’occupent de manière aujourd’hui trop violente. En toile de fond, comme paysage essentiel des enjeux et conditions du changement, une autre violence s’exprime sans relâche : celle du rapport de domination du capital sur le travail. L’autre ville ne viendra pas sans desserrement de cette domination. Il serait vain – et cruel pour les plus humbles – de ne traiter que la domination du capital sur la nature ou son aménagement en lieux de vie.

L’évidence du fait urbain

En deux siècles, la ville partout s’est imposée comme lieu de l’essentiel visible. Cette tendance majeure à l’urbanisation va se poursuivre. En 1800, la population urbaine représentait seulement de 3% à 8% selon le pays étudié. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, le nombre de citadins dépasse le nombre de campagnards. Le fait urbain est évidemment très contrasté entre pays du Nord et pays du Sud. Cependant, la mondialisation du capitalisme dans sa phase la plus récente, celle du règne omnipotent des firmes transnationales et de la finance planétarisée, a fait naître ce que Saskia Sassen (1991) nomme la « ville globale ». La « mondialisation », c’est-à-dire la multiplication des échanges, la circulation croissante des capitaux, l'implantation des firmes dans le monde entier, est à l'origine de deux bouleversements – à la fois spatiaux et économiques – en apparence contradictoires. D'une part, les implantations industrielles connaissent une dissémination géographique aux quatre coins de la planète, se traduisant par les délocalisations des pays développés vers les pays à bas salaires, par les crises répétées des vieux centres industriels et par l'importance des IDE (investissements directs à l'étranger) à destination des pays en développement. D'autre part, les fonctions centrales de direction et de commandement des grandes firmes sont quant à elles fortement reconcentrées dans un certain nombre de villes-centres que l'on appelle « villes globales ». Ainsi, 22 % des sièges sociaux des 300 plus grandes entreprises européennes à la fin des années 80 étaient situés à Paris, et 28 % à Londres. Cette apparente contradiction entre éparpillement des localisations industrielles et concentration des décisions est expliquée par le fait que la complexité grandissante du système économique mondial nécessite une centralisation des décisions pour une meilleure gestion de l'ensemble.
Il est difficile d’imaginer que la logique lourde du capitalisme industriel à dominante financière soit remise en cause à bref délai. Il faut pour le moment compter avec elle et envisager la question de la reconstruction de la ville dans les marges laissées vacantes par cette stratégie globale et dans les espaces abandonnés par suite des crises de ce modèle économique destructeur. Cette soumission relative ne doit pas empêcher l’émergence et le développement d’une foule de pratiques alternatives de production et de consommation sous l’égide d’une stratégie sociale de relocalisation des activités humaines. Malheureusement, ici la France souffre d’un handicap supplémentaire du fait du caractère centralisé de son système politico administratif que la nouvelle réforme territoriale semble devoir renforcer encore. L’éclosion des aptitudes et énergies locales sera largement compromise par ce jacobinisme exacerbé. La réappropriation sociale des espaces du mode de vie a parti lié avec la nécessité de l’autonomie politique des espaces géographiques locaux et régionaux. Aujourd’hui, « l’agir local » n’est trop souvent qu’une vaine tentative.

La ville écologiquement (et politiquement) incorrecte

Et que dire de « l’agir global » ! C’est peu dire que dans l’histoire du capitalisme, le politique a le plus souvent été dépassé par les conséquences des mouvements économiques et des déplacements de populations qu’ils induisent. C’est ainsi que l’urbanisation des deux derniers siècles a été conduite au coup par coup pour aboutir aux formations urbaines présentes qui sont la plupart du temps une juxtaposition inefficace d’espaces disparates, historiquement datés et socialement incohérents. La forme de la ville est d’abord déterminée par les diverses fonctions qu’elle contient avant de l’être par la volonté collective de ses habitants. La ville utilitaire est subie quand la ville sociale serait choisie. Toute la différence tient à la place de l’économique. À présent hégémonique jusque dans le calcul des aménageurs, il devra demain être au service de la société que constitue l’appartenance urbaine.
En dehors de cette surdétermination économique, on ne comprendrait pas le développement délirant de la Grande Distribution si destructeur à la fois du modèle de protection sociale par la disparition des multiples emplois qu’elle entraîne et de l’apathie du cœur des villes petites, moyennes et grandes par asphyxie du commerce de proximité. La volonté politique de contenir ce phénomène mortifère affublé des artifices d’une modernité mal comprise n’a jamais existé en France.
On ne s’étonnera donc pas que dans la nécessité de parer à la crise écologique, notamment dans ses dimensions climatique et énergétique, la classe politique soit une fois de plus à la traîne. Pourtant la tâche est exaltante pour qui se donnerait mission de prendre au sérieux le devenir de la Cité et le sort de ses concitoyens, à commencer par celui des moins favorisés d’entre eux. Exaltante mais énorme. Ayant négligé durant des décennies le développement harmonieux de la villen l’élu – de tous les niveaux de la décision politique – se trouva fort dépourvu quand la crise fut venue ! Comme il a aussi oublié d’associer le citoyen ordinaire à la chose publique, son désarroi confine au désespoir et, par conséquent, l’incite au déni d’une réalité difficilement supportable. Les deux points les plus noirs du cauchemar écologique du décideur tenté de ne rien décider sont l’habitat et l’armature des transports. La ville que nous connaissons, que souvent nous aimons – et pas seulement par habitude – est insoutenable. Désormais, nous le savons. Nous habitons mal la ville à cause de systèmes d’accès au bien-être domestique techniquement hérités d’un autre âge, celui de l’énergie fossile abondante. Nous nous y déplaçons trop et trop mal afin de joindre les lieux fonctionnels dispersés. Le nombre colossal de trajets domicile-travail devrait suffire à discréditer notre urbanité trop souvent célébrée sans retenue comme le signe suprême de la Civilisation.
Là où le politique va être le plus coupable de négligence, craignons-le, c’est dans son manque de volonté d’aider les plus démunis à franchir le saut qualitatif vers l’habitat propre et sobre. Et c’est pareil pour le transport individuel. Allons, la main invisible du Marché dans sa lente mais sûre clairvoyance finira bien par nous mener à l’équilibre écologique ! Les raisons de notre crainte se résument à un chiffre : les constructeurs automobiles français se sont maintenus en 2009 en vendant deux millions deux cent mille voitures. Les économistes et hommes politiques de s’en féliciter. Vive la Croissance qui demain – ou après-demain – sera verte !

Reprendre la ville

Face à l’incurie du politique, c’est donc à la « société civile » de s’emparer de l’encombrante question du changement urbain. Elle a déjà commencé un peu partout, mais nous ne le savons que trop peu. La consommation a une telle place dans la société contemporaine des pays développés qu’elle doit servir de levier pour la constitution d’espaces sociaux de réappropriation des choix individuels et collectifs. Il faut reprendre la ville, par petites touches d’abord, par pans entiers plus tard, aux entités diverses plus ou moins instituées qui l’envisagent et la conçoivent au mépris des désirs ou intérêts de ses habitants. Reprendre la ville, c’est d’abord l’occuper autrement, y faire autrement les choses habituelles avant même d’éprouver la nécessité de changer ses habitudes. Le mouvement des « Villes en transition », inventé en 2006 par Rob Hopkins, s’appuie sur ces principes d’organisation et ce désir de réappropriation. Il ne cesse de grossir et concerne déjà 250 villes dans le monde, réparties dans une quinzaine de pays, principalement en Grande-Bretagne, Australie, Nouvelle-Zélande. Ces villes sont de toutes tailles, chacune étant un cas particulier pour ce qui est de la concrétisation dans le tissu urbain des six grands principes fondateurs d’une ville en transition (2).
Bristol, qui fut autrefois le plus grand port du monde, est sans doute l’exemple le plus emblématique de ce mouvement prometteur de transformations préparant la société de « l’après pétrole ». Ce dernier étant fatal à un terme relativement proche, il s’agit de s’y préparer en douceur afin d’en atténuer les difficultés indéniables et de voir dans cette nécessité du changement la possibilité de réduire fortement l’empreinte écologique des communautés urbaines. Des associations locales initient des pratiques nouvelles de consommation privée et d’occupation de l’espace commun de la ville. Ces associations sont des outils efficaces d’éducation populaire sans lesquels le désir de changer et les nouvelles manières de faire resteraient cantonnées à quelques initiés ayant choisi de donner un sens à leur vie par substitution progressive de la culture de l’avoir par une culture de l’être. Quartier par quartier la transition s’installe, fait chaque jour de nouveaux adeptes. Les associations sont reconnues par le pouvoir local et dialoguent avec lui. Elles ne se substituent pas à lui, lui n’est pas vu par elles comme un adversaire. Exprimant les souhaits de changements d’habitants de plus en plus nombreux, les associations obtiennent petit à petit une réorientation de la politique municipale. Reprendre la ville signifie donc aussi construire une démocratie locale réelle. C’est là où vivent collectivement les individus que le politique est le mieux à même de saisir – pour peu qu’il apprenne l’écoute attentive – de répondre à leurs attentes coagulées dans une volonté commune de changement du cadre de vie et d’une nette réduction de l’emprise globale des comportements sur l’écosphère.

La ville sociale, enfin !

Une autre ville est donc possible. On peut déjà la rencontrer. Elle ne nie pas les contingences économiques, mais veut les soumettre à un autre impératif que celui du profit capitaliste. La « free economy » est commandée par la volonté des individus de faire réellement société. Ainsi, le besoin alimentaire restant le plus vital, les citoyens des villes en transition créent des Systèmes alimentaires locaux, véritables alternatives à la Grande Distribution prédatrice du lien social et de la culture du goût. Reposant sur des relations directes entre les consommateurs et des agriculteurs locaux, ces systèmes sont porteurs d’un (ré)apprentissage des manières de s’alimenter à partir d’échanges conviviaux de savoir-faire culinaires et de la soumission retrouvée au rythme des saisons. Quand le processus de relocalisation sera sérieusement lancé partout, on ne s’étonnera pas de la présence d’une agriculture de ville comme à Chicago depuis peu. Alors, les friches urbaines ne seront plus systématiquement destinées à la « promotion » immobilière.
Dans nombre de villes en transition, des monnaies complémentaires ont été instaurées. Quand la monnaie dominante balance entre confiance et violence, « l’autre monnaie » fait reposer sa valeur sur la seule confiance dans les relations humaines à l’intérieur d’un système d’échanges de services. L’équivalent général est le temps offert ou demandé pour l’accomplissement de tâches diverses. Le rapport marchand devient rapport interpersonnel. La multiplicité de ce dernier fait un rapport social nouveau reposant sur la confiance mutuelle des échangistes en leurs qualités réciproques.
À Bristol, la branche locale de l’ONG britannique « La vie dans les rues » a obtenu qu’un nombre croissant d’espaces dévolus en principe aux piétons soient définitivement débarrassés de la présence de voitures et de poubelles, ces deux symboles splendides de la consommation outrancière et de l’égoïsme forcené du citadin compulsif. Les trottoirs sont de nouveau praticables; les handicapés et les parents de jeunes enfants sont les premiers à s’en féliciter. Les râteliers à vélos et les poubelles sont désormais sur le bord de la chaussée. La vitesse de circulation des véhicules à moteur est limitée à 80 km/h avec l’accord préalable de 80% des habitants. Sur les espaces libérés, des fêtes sont régulièrement organisées par les riverains et les créations artistiques y fleurissent.
Dans la ville socialement construite la poésie reprend ses droits. Elle était restée sous-jacente ; le prosaïsme vulgaire des marchands et des publicitaires nous en détournait. Un autre Queneau écrira demain cette page sur laquelle le partage de la ville sera juste. On écrasera les « hypers », on « décauxera » les verrues publicitaires géantes, on abattra les grilles « résidentielles », on dynamitera toutes « les barres », on ridiculisera les préjugés sociaux et raciaux. La ville pour tous et par tous sera la ville bonne.

Yann Fiévet
Président d’Action Consommation


(1) On pourra lire « Les tares du consommationnisme » de Yann Fiévet , texte paru dans l’ouvrage dirigé par Paul Ariès « Repolitiser l’écologie » (Parangon, 2007).
(2) Sur l’histoire déjà riche de ce jeune mouvement et les principes qui le sous-tendent on consultera le site Internet http://www.villesentransition.net.