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Les indignés ! Combien de divisions ?

MessagePublié: Dim 10 Juin 2012 00:03
par yann
Les zindignés – Revue trimestrielle – Numéro 3 – Juin 2012


Les indignés ! Combien de divisions ?


Par Yann Fiévet


« Le langage politique est destiné à rendre vraisemblables les mensonges,
Respectables les meurtres et à donner l'apparence de la solidité,
à ce qui n'est que du vent. »
George Orwell


Le paysage de l’Indignation est, comme nous avons tenté de le montrer dans notre article précédent (1), tout à la fois clairsemé et riche de diversité. Le premier caractère, quantitatif, semble a priori un handicap au regard de la nécessité de constituer une force à opposer à l’emprise omniprésente des systèmes sociopolitiques dominants. Le second caractère, qualitatif, peut paraître lui aussi dommageable si l’on considère que l’efficacité de la lutte contre la domination capitaliste passe par l’unité des forces de la résistance. La crédibilité et la légitimité de l’Indignation nécessitent de rompre avec les apparences dont l’idéologie néolibérale se sert abondamment afin de discréditer la contestation dans ses formes réellement subversives et espérer ainsi rendre immuable l’ordre existant. Les mouvements d’indignés tiennent leur force, morale et non physique, de leur capacité à renoncer à l’usage des mêmes armes que l’adversaire – concurrence disproportionnée à l’issue écrite d’avance – et à dévoiler la vraie nature de ces armes et leur brutalité souvent cachée. L’une des contradictions flagrantes de la Démocratie régnante tient en ceci : le projet politique et l’audience des indignés sont prétendument inconséquents mais on leur envoie néanmoins des forces répressives, usant plus souvent des pratiques de l’armée que de celles de la police traditionnelle, tout à fait conséquentes. Il faut donc sans cesse faire vivre la posture suivante : la Critique des armes ne saurait remplacer l’arme de la critique (2). Sous les casques, les masques jouent leur rôle décisif de subversion du réel et de l’intelligence. Face aux périls fatals qui pèsent sur la planète et l’humanité qu’elle supporte, l’intelligence est à l’évidence du côté de l’Indignation. Pourtant, elle ne triomphera pas si seuls tombent les casques.

Retour sur une légitimité déniée

Qui pourrait encore, au nom de l’intelligence, nier les raisons profondes de l’Indignation ? Seules la défense exacerbée d’intérêts particuliers – de classe probablement – et/ou la sous-estimation des dangers encourus par l’Humanité justifient une telle négation. Le modèle économique dominant et le mode de gestion qu’il s’est choisi voilà trente ans déjà, à savoir respectivement le capitalisme et le néolibéralisme, sont producteurs de l’accroissement de la misère, de l’amplification des inégalités socio-économiques, de destructions irréversibles des écosystèmes, de l’épuisement définitif des ressources vitales. Certes, le modèle est multiforme. Cependant, nous sommes dans l’erreur si au-delà de la nécessaire catégorisation au service de la compréhension des choses, nous opposons les formes dures et les formes adoucies du capitalisme. Jouer les secondes pour dédouaner le tout est un bien mauvais calcul qui permettra tout au plus de gagner du temps, de ralentir la vitesse sur la pente fatale où glisse le Monde. Qu’il soit dur ou adouci, le capitalisme est le capitalisme. Sa capacité à phagocyter à son profit – souvent en les travestissant – les expériences socio-économiques d’émancipation de sa loi d’airain devrait nous ouvrir les yeux, à défaut de nous terrifier. Ce constat réaliste est légitimement à l’avantage, intelligemment pesé, de l’Indignation.
Pourtant, il convient de considérer une autre dimension de taille dans la lutte des indignés contre l’Ordre établi. Elle tient magistralement en la prémonition énoncée en 1958 par Aldous Huxley dans son fameux « Retour au meilleur des mondes ». « (...) par le moyen de méthodes toujours plus efficaces de manipulation mentale, les démocraties changeront de nature. Les vieilles formes pittoresques – élections, parlements, hautes cours de justice – demeureront mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non violent. Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans consacrés resteront exactement ce qu'ils étaient aux bons vieux temps, la démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions radiodiffusées et de tous les éditoriaux mais (...) l'oligarchie au pouvoir et son élite hautement qualifiée de soldats, de policiers, de fabricants de pensée, de manipulateurs mentaux mènera tout et tout le monde comme bon lui semblera. »
Comment ne pas être saisi, soixante ans plus tard, par la clairvoyance toute orwellienne d’Huxley ? Au-delà des questions économiques, sociales, écologiques dont la portée est essentielle, les indignés portent une revendication éminemment politique, voire idéologique : ils refusent de continuer de faire semblant de croire à la démocratie factice servie quotidiennement par l’omniprésence des médias de masse et l’omnipotence des lobbies mercantiles. Ils veulent la Démocratie, toute la démocratie. Ils savent qu’elle est à (re)construire. Ils appuient là où ça fait vraiment mal au système. Là, ils sont impardonnables. Il va falloir réprimer leur outrecuidance, leur ardent désir de satisfaire le bien commun.

Le printemps érable

En cette fin de printemps, le citoyen distrait peut facilement avoir le sentiment que les mouvements sociaux qui secouèrent divers pays européens l’an dernier et au début de l’année en cours se sont éteints de leur belle mort. La plupart des médias ne lui parlent plus de l’agitation des Grecs, pas plus que de celle des Espagnols. À peine a-t-il entendu parler de la grande manifestation de Francfort du 19 mai. En revanche, il n’a pas manqué de constater que les médias ont subitement troqué le discours sur l’impérieuse nécessité de la rigueur budgétaire et des plans d’austérité que « malheureusement » elle impose contre un discours presque jubilatoire sur la Croissance, seule capable de nous sauver vraiment. Voudrait-on suggérer que c’est cette nouvelle doxa politique qui a fait taire les peuples que l’on ne s’y prendrait pas autrement. En réalité, les peuples sont toujours en mouvement : les Grecs manifestent tous les jours que le dieu Marché fait, la jeunesse espagnole est massivement descendue dans la rue le 22 mai pour marquer son opposition résolue à l’augmentation fulgurante des droits d’inscription à l’université… Partout le même mot d’ordre se laisse entendre par qui veut bien l’entendre : non à la privatisation des biens communs et des services publics au profit des oligarchies du pouvoir économique dominant. Dans cet immense décor social tourmenté les médias papillonnent quand ils devraient coller à la vie des peuples qui néanmoins les font vivre. Quand la jeunesse du Québec fut mobilisée depuis cent jours les télévisions et radios de chez nous commencèrent enfin à en causer sérieusement. Le printemps érable mérite ô combien qu’on le prenne en effet au sérieux.
La mémoire des québécois ne se souvient pas d’avoir jamais vécu un aussi vaste mouvement de protestation. Toute la Belle Province en est secouée. La colère déborde nettement du cadre estudiantin tant le nombre de gens comprenant que la hausse de 75 % des droits de scolarité en cinq ans n’est que l’un des signes inquiétants de la marchandisation du bien commun. Quand ce n’est pas l’École publique qui est menacée, c’est le système de santé ou le patrimoine naturel saccagé par l’exploitation du pétrole de schiste ou par celle de la forêt boréale. Et puis ce mouvement est si joyeux, tellement calme, scrupuleusement démocratique, étonnamment inventif qu’il aurait été fort surprenant qu’il n’entra pas en empathie avec une large part de la société québécoise. En édictant la loi 78 le Gouvernement de Jean Charest ne fit que stimuler ce mouvement pacifique, citoyen et bon enfant. L’opinion ne fut pas dupe de la grossière manœuvre. Tenter de faire endosser au mouvement étudiant la responsabilité des violences dont il ne fut jamais à l’origine fut bien perçu comme l’un des avatars de la criminalisation des luttes sociales orchestrée par les forces de l’ordre établi ne parvenant pas aussi vite qu’elles le voudraient à imposer partout les logiques de l’économie néolibérale. À tel point qu’une tendance nouvelle, inusitée jusque là au Québec, semble s’installer : la « gouvernance » liberticide. L’un des articles de la loi 78 stipule que les rassemblements de plus de dix personnes devront désormais faire l’objet d’une demande d’autorisation officielle. Lorsqu’un pouvoir politique commence à avoir peur de son ombre il devient réellement dangereux.

Manipulation mentale et rééducation permanente

Le gouvernement Charest a fait feu de tout bois comme le fait l’ensemble de ses homologues : la guerre contre l’intelligence du mouvement des indignés se fait aussi par l’usage accru des armes communicationnelles. Pour dénaturer le mouvement étudiant, les informaticiens au service du pouvoir en place firent en sorte que les recherches sur l’Internet à partir des mots-clés suggérés au citoyen par la contestation estudiantine aboutissent systématiquement à la position gouvernementale sur la nécessaire « modernisation » de l’université ! Aldous Huxley parlait bien « de méthodes toujours plus efficaces de manipulation mentale ». Au passage, on remarquera la similitude des méthodes employées par le pouvoir politique et par les firmes multinationales. Au moment de la gigantesque marée noire du Golfe de Floride British Petroleum usa du même stratagème que le gouvernement québécois : les mots-clés de la catastrophe écologique menaient toujours en premier lieu à la salade servie par le monstre pétrolier si préoccupé désormais, comme chacun sait, de développement durable et de préservation des écosystèmes. On ne s’étonnera donc pas que les nouveaux mouvements contestataires dénoncent tout à la fois les stratégies antidémocratiques de la classe politique et le marketing vert des Multinationales. Cependant, ces techniques « modernes » ne parviennent jamais à anesthésier toutes les consciences. La persuasion mercantilo-politique a ses limites que des stratégies plus brutales – dans le sens primaire de la brutalité brute – se chargeront de repousser. Il faut bien que le système que l’on sait condamné survive encore.
Les forces de « l’ordre » seront désormais formidablement nombreuses lors des grands rendez-vous de l’Indignation. Plus de vingt mille personnes ont défilé le samedi 19 mai à Francfort, à l'appel du collectif Blockupy Frankfurt, pour dénoncer les politiques d'austérité menées en Europe, en particulier sous l'impulsion de la Banque centrale européenne (BCE) dont le siège est situé précisément dans cette ville hautement symbolique de la finance et de ses dérives. Le déploiement de la police et de ses armements fut pour l’occasion particulièrement outrancier. La manifestation s’annonçait paisible – et elle le fut – mais les divisions surarmées de la police allemande auraient réprimé durement le moindre débordement. Les indignés, ici comme à Montréal, interprètent le déséquilibre entre leur calme procession et la mobilisation militaire qui l’encadra toute la journée comme un signe de la faiblesse du système dont les fondements sont dorénavant des plus fragiles. Ils ont aussi l’intuition forte que les défenseurs les plus ardents du système sont prêts à aller très loin pour en protéger les vestiges. C’est ainsi que l’US Army a conçu un manuel décrivant la façon dont doivent être organisés des camps d’internement de personnes arrêtées pour activités politiques suspectes (3). Ce programme implique essentiellement une “rééducation” des internés, notamment à l’instar de ce qui existait dans les camps soviétiques, chinois, nord-coréens ou nord-vietnamiens, C’est-à-dire tout l’appareil de concentration et d’endoctrinement forcé du système pénitentiaire idéologique communiste.
Ce manuel publié en 2007 a été mis à jour en février 2010. Sa republication le fait incontestablement entrer dans l’époque de l’administration Obama. Il montre bien que les citoyens des États-Unis, sur le sol de leur pays, sont complètement concernés, comme le prouve également la coopération de l’US Army avec la FEMA, organisation fédérale intérieure de gestion des “évènements d’urgence”, créée en 1979. Certains auteurs, tel Peter Dale Scott, dans « La route vers le nouveau désordre mondial », estiment qu’elle pourrait avoir une fonction de répression et d’internement, qu’il serait possible de considérer comme assez proche dans son esprit et dans ses buts de ce qu’était l’administration du GOULAG. L’aspect le plus significatif du manuel tient en effet dans l’organisation systématique de l’endoctrinement et de la rééducation psychologique, méthodes consubstantielles aux régimes totalitaires du XXème siècle, et faisant partie encore plus sûrement d’une sorte de contrainte de “rééducation permanente” forcée du citoyen que de la simple “guerre psychologique”. Il est vraisemblable que nos sociétés dites démocratiques parviendront à repousser un si terrifiant scénario. Pourtant, le fait même qu’il puisse être simplement envisagé ne peut que nous troubler gravement.

Dans l’immédiat, la Grèce va abandonner l’euro, des banques faire faillite, le chômage et la précarité progresser. Comme la Croissance ne peut naître dans un système si malade et comme de toute façon ce concept valise ne signifie plus grand-chose eu égard aux défis immenses qui attendent les Hommes, l’Indignation a de beaux jours devant elle. Depuis la fin du mois de mai les étudiants mexicains sont dans la rue. Contre la corruption, le profit à tout prix, pour la préservation des liens humains. Eux, ils risquent la mort.


Notes :
(1) « Indignés de tous les pays… », revue Les zindignés, numéro 2, mai 2012.
(2) On aura reconnu, en toute bonne dialectique, l’inversion de la proposition de Marx avancée dans « Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel » (1843).
(3) Document de 300 pages intitulé « FM 3-39.40 Internment and Resettlement Operations » et daté du 12 février 2010.