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Les deux jeunes hommes

MessagePublié: Sam 19 Déc 2009 18:10
par yann
Les deux jeunes hommes
Conte de Noël

En ce matin du 25 décembre 2009 le « Roi Jean » , comme le surnomme désormais une certaine presse, se réveille doucement. La tête prise dans un étau et la bouche pâteuse il ouvre les yeux sur la pénombre de sa chambre. Quelqu’un est assis sur une chaise près du lit, une silhouette floue qu’il ne reconnaît pas . Brusquement, il se redresse et crie : « qui êtes-vous, que faites-vous chez moi, comment êtes-vous entré ? » L’ombre masculine répond : « C’est la première fois que nous nous rencontrons physiquement. N’ayez pas peur, je ne vous veux aucun mal. » Le jeune homme se lève et se dirige vers la fenêtre. Il saisit le cordon permettant l’ouverture des lourds rideaux bleu roy. Une lumière encore blafarde se répand dans la vaste chambre à coucher de Jean Sarkozy. L’intrus se rassoit et regarde bravement son hôte forcé. La conversation va pouvoir s’engager.
« Je suis heureux de rencontrer aujourd’hui le rejeton de celui qui parle tant de moi depuis trois ans », lance le jeune homme d’une voix amusée. L’autre s’étonne : « Mon père vous connaît ? » L’intrus reprend : « Tout dépend de ce que l’on entend par connaître. Je devrais avoir maintenant quatre-vingt-cinq ans. Je suis mort au mois d’octobre 1941, fusillé à Châteaubriant en Bretagne ainsi que vingt-six camarades. Je n’avais que dix-sept ans. » Le dauphin est désormais totalement réveillé. Son visage vient d’exprimer tour à tour l’incrédulité et la compréhension. « Guy Môquet ! » lâche-t-il dans un souffle. Cette résurrection le jour de Noël l’abasourdit, mais c’est l’inquiétude qui envahit soudain tout son être. Son interlocuteur a compris cela : « Je me suis dit qu’une confrontation entre un homme de la Résistance d’autrefois si malhonnêtement célébrée par votre père et l’homme qui prétendait diriger La Défense du haut de son incompétence serait du plus cocasse des effets. Nous n’avons rien en commun. Mon père, Prosper Môquet, député communiste du 17ème arrondissement de Paris, fut arrêté pour son appartenance politique, jeté en prison, puis déporté vers un camp de rétention français en Algérie. Lui, a survécu à la guerre. J’aurais tant voulu l’accompagner dans ses combats après la Libération. C’est la mémoire de notre engagement réciproque qu’il faudrait saluer et non la dernière lettre intime que j’ai écrite à mes parents, lettre forcément émouvante en la circonstance de mes derniers moments de vie » Jean Sarkozy interrompt : « Elle appartient elle aussi à l’Histoire. » Agacé, Guy Môquet s’enflamme : « La faire lire dans toutes les écoles à date fixe chaque année par les professeurs n’est pas de l’Histoire, c’est de la liturgie, un rituel perpétué à des fins autres que la célébration de la mémoire d’un homme courageux malgré son jeune âge. »
Le propriétaire des lieux se lève et saisit sa confortable robe de chambre posée délicatement sur le valet en acajou. Il entraîne à sa suite son hôte vers un salon douillet et ordonne à un domestique de préparer rapidement deux petits-déjeuners. Quelques minutes plus tard ils sont attablés et s’observent. Jean Sarkozy rompt le silence que son vis-à-vis laissait planer avec délectation : « Vous pourriez donc être mon grand-père… » Le regard de Guy Môquet se fait plus vif tandis qu’il repose doucement sa tasse encore chaude du premier café du matin. Il va parler longuement : « Oui, mais je serais forcément toujours sur l’autre rive à combattre ceux de votre trempe. Dans nos tracts au début de la guerre nous écrivions que les magnats d'industrie (Schneider, De Wendel, Michelin, Mercier), tous, qu'ils soient juifs, catholiques, protestants ou francs-maçons, par esprit de lucre, par haine de la classe ouvrière, ont trahi notre pays et l'ont contraint à subir l'occupation étrangère. De l'ouvrier de la zone, avenue de Saint-Ouen, à l'employé du quartier de l'Étoile, en passant par le fonctionnaire des Batignolles, les jeunes, les vieux, les veuves sont tous d'accord pour lutter contre la misère... (1) « Aujourd’hui, mes adversaires seraient les Bolloré, Pinault, Lagardère, Arnaud, Bouygues ou Dassault. Tous ceux qui ont fait les Hauts-de-Seine, chasse gardée du sarkozysme, tremplin vers la fonction suprême. »
Une telle diatribe oblige le faux vieillard à faire une courte pause. Son adversaire ne souhaite pas rétorquer. Il sait qu’il va devoir boire le calice jusqu’à la lie trouble de la France d’aujourd’hui. « Je n’accepte pas que le nom de ma famille et les actes de celle-ci soient mêlés de près ou de loin au débat honteusement orchestré par MM Besson, Guénau, Hortefeux, Raoult, tous mal dissimulés derrière la petite carrure de votre père, autour de la question nécessairement ambiguë de l’identité nationale. Je n’accepte pas non plus que l’on récupère de la même manière le combat des maquisards du plateau des Glières ou du Vercors. Tout cela est fait, paraît-il, au nom des valeurs de la République, liberté, égalité, fraternité. Si vous vouliez vraiment une France unie et fraternelle pour tous ceux qui souhaitent s’y épanouir, vous feriez vivre l’esprit du programme du Conseil National de la Résistance dont vous vous acharnez à détruire au contraire tous les acquis depuis trente ans. Vous mettriez fin à tous les tripatouillages politiques et économiques de La Défense car, hélas, cela aussi c’est l’identité de la France contemporaine. Vous voulez vous faire un nom, Jean Sarkozy ? Alors, il vous faut tuer le père. Dans la simple succession de l’œuvre de votre père vous ne ferez que pâle figure. Il est inégalable. C’est le champion toutes catégories de la tromperie faite homme. » Sur cette dernière pique Guy Môquet se lève et prend congé de son hôte.
Deux heures plus tard, la luxueuse berline de Jean Sarkozy pénétrait dans la cour de l’Elysée.

Yann Fiévet
Novembre 2009

(1) D’après Pierre-Louis Basse, Guy Môquet, une enfance fusillée, Stock, 2000, p. 43..