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Les gourous veillent au gain

MessagePublié: Lun 3 Nov 2014 09:52
par yann
Les Zindignés - No 19 – Novembre 2014


Trompe l’œil


Les gourous veillent au gain


Le néolibéralisme économique démontre partout où les hommes lui donne libre cours son incapacité à résoudre les crises les plus graves. A cela rien de vraiment étonnant : en libérant de leurs carcans supposés « les forces de l’économie » l’on ne fait le plus souvent que nourrir la tendance naturelle du capitalisme à produire les inégalité auxquelles s’alimente l’accumulation du capital indispensable à la survie du système. Pourtant, vaille que vaille, le « prix Nobel d’économie » récompense presque tous les ans un théoricien de l’orthodoxie néoclassique, adepte forcenée de la croyance en le Marché libérateur. La cuvée 2014 ne fait pas exception à la règle d’or : c’est le français Jean Tirole qui reçoit l’onction suprême cette année. Comment ne pas y voir un gourou de plus ?

Présenté comme « un des économistes les plus influents de notre époque » par la Banque de Suède (1), Jean Tirole est récompensé pour « son analyse de la puissance des marchés » et ses recommandations en faveur d’une déréglementation dans les domaines de l’industrie, de la finance et du travail. Ainsi, Jean Tirole, que le nouveau ministre de l’économie Emmanuel Macron admire avec ferveur, propose une sévère réforme du
marché du travail, avec notamment l’allégement du code du travail et, en particulier, la suppression des contrats à durée indéterminés (CDI). Par ailleurs, le lauréat est depuis longtemps un chaud partisan d’un marché mondial des permis d’émission de gaz à effet de serre. Le prix et la concurrence sont pour lui les instruments indispensables à la limitation sérieuse de ces émissions. Pourtant, on le sait maintenant, le marché européen du carbone est un cuisant échec et, pire encore, un nouveau théâtre de la spéculation financière ! Dans le domaine de la finance justement, Jean Tirole s’est illustré par une approche – fondée sur la théorie des jeux et de l’information – selon laquelle la stabilité des marchés est obtenue par la transparence de ladite information et la concurrence des agents économiques. Ainsi, en méprisant le caractère intrinsèquement instable des marchés, il a cautionné les politiques de dérégulation financière et encouragé les autorités concernées à négliger la nécessaire régulation globale de la finance. Il fait partie des économistes restés béatement optimistes jusqu’à la veille de la crise des suvprimes de 2007 dont il fut évidemment l’un des premiers surpris. Le caractère global et systémique de la crise financière aurait du condamner les analyses du courant de pensée que représente Jean Tirole : un néolibéralisme dogmatique pour lequel la fonction économique essentielle de l’État est de favoriser l’extension de la logique des marchés à tous les domaines de la vie sociale. Pendant combien de temps encore ces imposteurs tiendront-ils le haut du pavé de la « science économique » alors même que le monde économique réel les dément chaque jour davantage ?

D’autres économistes s’emploient cependant à démolir les fumeuses théories des gourous mais ont pour le moment du mal à ébranler leur empire. L’économiste australien Steve Keen, aujourd’hui directeur du département Économie, Histoire et Politique de l’université de Kingston à Londres, A ainsi plus qu’entamer ce chantier de démolition dans « l’imposture économique » (2). Pour lui, les économistes néoclassiques n’évoluent pas dans le monde réel, mais dans un univers parallèle, reposant sur des hypothèses hasardeuses et indémontrables, qui empêchent une réflexion sensée à propos de l'état de nos sociétés. La première édition de son livre est paru dès 2001 dans le monde anglo-saxon, sous le titre Debunking economics, « Démystifier l’économie ». Il y dynamite scrupuleusement les fondements de la théorie néoclassique, c’est-à-dire la pensée économique qui sous-tend toute l’idéologie néolibérale contemporaine. Un à un, il reprend les axiomes de la micro-économie, censés décrire avec précision les comportements des consommateurs et des entreprises. Il les analyse avec les armes mêmes de la pensée économique la plus traditionnelle. Après être passées par ce tamis serré, ces théories, parfois aussi centrales que les « lois » de l’offre et de la demande, s’écroulent comme château de cartes. Cela devrait nous suffire ! Mais, cela ne suffit pas…

Soulignons de surcroît – et ce n’est pas un détail – que Steve Keen fut l’un des rares économistes à prévenir, dès le début des années 2000, des risques forts d’une crise financière grave. Pourtant, malgré son implacable démonstration théorique et son exacte prédiction de l’écroulement financier de 2007-2010 la forteresse de l’orthodoxie semble toujours aussi inébranlable. « L’une des nombreuses raisons qui ont permis aux économistes de réussir à prendre le contrôle des politiques sociales, c’est l’affirmation d’une certaine légitimité intellectuelle face à quiconque s’oppose à leurs recommandations », souligne Steve Keen dans son livre. Il est alors temps de poser la question cruciale : qui leur donne cette légitimité apparemment indéfectible ? D’abord leurs pairs : innombrables, petits ou grands disciples, ils sévissent dans toutes les universités du monde, les écoles de commerce et de management les plus huppées, les think tanks et les lobbies les plus en pointe , les institutions financières internationales, les banques centrales, les cabinets ministériels décisifs, etc. Ensuite, le personnel politique d’envergure tout acquis à l’idée que la libération des marchés est la seule voie vers la prospérité… des individus les plus aptes à suivre le rythme endiablé de la globalisation fatale. Enfin, les tenants des médias dominants devenus étrangers à la réflexion intellectuelle véritable, soucieux des intérêts des nantis sans qui, paraît-il, le monde n’aurait jamais été ce qu’il est. Tout ce monde-là , qui ne représente tout au plus que quelques dizaines de milliers de soldats dévoués au néolibéralisme, veille à la bonne fortune de ceux qui en s’enrichissant finissent toujours par faire profiter de leurs largesses un peu toute l’humanité. Bref, il ne va pas suffire de dynamiter les théories abracadabrantes des gourous néoclassiques. Sur ces théories s’est bâti tout un système fort lucratif pour tous ceux qui y participent de près. Le gain à perdre y est énorme. Et si c’était tout bonnement sur ce gain que veillaient surtout les gourous !


Yann Fiévet


(1) L’appellation « Prix Nobel d’économie » est usurpée puisqu’il s’agit en fait du « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en l’honneur d’Alfred Nobel », prix fondé en 1969 bien après tous les autres prix Nobel.
(2) L'Imposture économique est parue en France le 9 octobre 2014 - seulement ! - aux éditions de l’Atelier.