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Et après ?

MessagePublié: Ven 23 Jan 2015 19:35
par yann
Et après ?


Nous restons sidérés. Plusieurs semaines après l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo l’émotion s’estompe, pas la sidération. Comment ont-ils pu être privés si brutalement de leur vie consacrée depuis tant d’années au combat de l’intelligence contre tous les obscurantismes et autres pudibonderies ? Comment de jeunes hommes élevés en France ont-ils pu se rendre coupables d’un tel crime au prix de leur propre vie ? La sidération avait même rapidement grandi avec l’ampleur des réactions à l’insoutenable évènement. Comment des millions de gens, en France et ailleurs, en vinrent à scander « je suis Charlie » alors qu’ils sont si souvent loin de partager l’humanisme – et plus encore le courage intellectuel - des regrettés journalistes ? Comment « la classe politique » osa se payer l’audace de récupérer promptement le bel élan populaire que suscita en quelques heures l’abject massacre ? Tout cela a bien eu lieu et nous ne parvenons pas à en revenir. Pourtant, le temps doit maintenant être à la réflexion pleine et entière. Et là, il est à craindre que les rangs soient passablement clairsemés.

L’avenir ne tardera pas à administrer la preuve que l’unité nationale est aujourd’hui comme hier un mythe derrière lequel l’on se réchauffe la conscience de temps en temps ou grâce auquel l’on détourne l’attention du peuple des vrais raisons de son désarroi. En 1998, on nous a fait le coup du triple B. La baudruche baptisée « Black-Blanc-Beur » se dégonfla si vite que Jean-Marie Le Pen se hissa au second tour de l’élection présidentielle moins de quatre ans après la promesse mirifique de lendemains fraternels. Le 1er Mai tombant fort à propos entre les deux tours de ladite élection un nouveau battement de l’unité nationale avait retenti en cette année 2002. La fête du travail qui ne faisait plus recette depuis longtemps n’en revint pas de contempler ces vagues de jeunes semblant enfin se réveiller. Aujourd’hui, 36% des 18-25 ans affichent leur sympathie pour Marine Le Pen. Combien d’entre eux « étaient Charlie le mois dernier ?

La nouvelle baudruche se dégonflera comme ses devancières. Qui ne voit pas que lorsque l’on brandit le mot d’ordre de l’unité nationale c’est que le péril est trop grand pour être conjuré uniquement par de grandioses manifestations de rue, par le durcissement des arsenaux policier et judiciaire, par de sommaires rappels aux fondements de la République laïque adressés à la jeunesse ? La conjuration de « la nouvelle barbarie » suppose de s’attaquer à ses racines profondes. Qui peut croire sérieusement que nous allons emprunter ce chemin-là ? Pire, il faut s’attendre à ce que la sidération persistante serve, sous couvert de la pseudo unité nationale, à faire passer comme lettre à la poste des lois qui ne pourront qu’accentuer la « fracture sociale ». On pense en tout premier lieu à la loi Macron. Comment ne pas rappeler ici la magistrale démonstration de Naomi Klein dans « la stratégie du choc » : se servir d’un choc que l’on n’a pas directement provoqué pour engager des réformes profondes qu’il aurait été plus difficile de faire accepter au corps social en « temps normal ». Cette stratégie a grandement favorisé « la révolution conservatrice » qu’incarne à merveille le néolibéralisme économique. Là se tient l’une des racines du mal : le tout-économique qui assoit le règne incontesté et funeste de la marchandise faisant chaque jour de nouvelles victimes au sein de catégories sociales ou de zones géographiques qualifiées d’inaptes à suivre la course à la « nécessaire modernisation’ et abandonnées sans état d’âme sur le bord de la route. Les gouvernants le martèle depuis si longtemps : il faut maintenir le cap des réformes économiques au service de l’adaptation inévitable aux règles de la mondialisation et ainsi nous permettre d’accéder demain à une nouvelle prospérité générale. Le chômage augmente dramatiquement, les emplois se précarisent comme jamais, la désespérance de la jeunesse grandit face à un avenir bien trop sombre. Mais demain, on vous le promet, ça ira mieux.

Peut-on faire rêver les peuples avec les dogmes du capitalisme échevelé : compétitivité, performances, employabilité, etc. ? Ne commence-t-elle pas là la barbarie, dans sa version douce comme l’a nommé Jean-Pierre Le Goff voilà déjà quinze ans ? Il est une violence silencieuse qui s’étend, qui empêche nombre de jeunes de se construire parmi nous, qui en fait des proies faciles pour les filets des manipulateurs de tous poils, y compris les gourous de l’économie prédatrice qui fonctionne elle aussi comme une religion tel que Bernard Marris excellait à nous en livrer les mortifères arcanes. C’est pour faire tourner cette machine(-là que les puissances capitalistes abouties – elles arrivent vraiment au bout mais ne se résolvent pas à l’admettre – qu’elles maintiennent dans la misère les peuples de l’ancien Tiers-Monde qu’elles avaient autrefois colonisés. Depuis que le Niger vend à la France son uranium, son peuple aurait dû voir son sort s’améliorer sensiblement. Seul un deal abject explique la détresse prolongée de fractions entières de cette population. Et l’on s’étonne que sur ce terreau fertile poussent des formes de violence aveugle. La misère a toujours été propice à la prospérité des croyances les plus folles d’autant plus faciles à instrumentaliser politiquement que la raison en est étrangère. Pourquoi oublions-nous cela ? Et nous ne sentons nulle part la réelle volonté de changer l’injuste ordonnancement du monde. Le monde ne change que parce que de nouvelles nations parviennent à entrer dans une course dont les règles restent les mêmes. C’est cet ordre des choses que cinquante chefs d’Etat sont aussi – et peut-être surtout – venus défendre à Paris le 11 janvier 2015. Quel incroyable et indécent aréopage nous vîmes défiler ce jour-là !

Oui, le droit d’expression est sacré. Oui, il faut tenir les religions à bonne distance de la chose politique. Oui, il faut aider la raison inscrite dans la temporalité à triompher des croyances logées dans la spiritualité. Il fallait rappeler tout cela. Pourtant, ceux qui le firent et vont continuer de le faire ne sont pas toujours les mieux placés pour administrer la leçon. Ainsi, MM. Hollande et Valls oublièrent-ils au soir-même de la désormais mémorable manifestation parisienne qu’ils dirigent un Etat laïc. Si l’on admet volontiers que les deux premiers personnages de l’Etat aient
Souhaité rendre hommage aux victimes juives du second attentat de cette semaine sanglante et plus largement affirmer leur soutien à « la communauté juive », il est en revanche très difficile de comprendre qu’il pénétrèrent dans la synagogue choisie chacun coiffé d’une kipa. A ce niveau de responsabilité dans l’exercice du pouvoir cet oubli de la séparation du politique et du religieux, du temporel et du spirituel, est plus qu’une erreur. La faute ici commise augure mal de la volonté d’affronter avec sérénité l’avenir difficile qui nous attend.

Yann Fiévet
Janvier 2015