Déchirures

Modérateur: yann

Déchirures

Messagepar yann sur Ven 23 Oct 2015 12:08

Déchirures


Les images du drame firent le tour de la planète à la vitesse des réseaux (sociaux) numériques. On les commenta partout, le plus souvent pour dénoncer la « violence inadmissible » que révéla la captation filmée de la scène. Moins souvent, on opposa à cette violence visible une « autre violence » qui n’avoue jamais son nom mais fait depuis plusieurs décennies tant de ravages. En France, la presse écrite et les JT « populaires » se déchaînèrent dans une hystérie d’autant plus contagieuse qu’elle est peu regardante de la réalité sociale et que les agents propagateurs de l’épidémie moutonnière ont depuis longtemps choisi leur camp. Mettons fin au suspense : la chemise déchirée du Directeur des « ressources humaines » du fleuron de l’aviation civile française est à l’origine de cette tempête globosphérique. Si l’acte ne se borna pas à l’anecdote c’est que peut-être la vulgaire chemise portée par un homme lui-même sans doute plus vulgaire que le vulgum pecus ne l’imagine cache d’autres déchirures. Allons donc regarder derrière le rideau déchiré désormais ce que les bien-pensants ne souhaitent pas que l’on voit et encore moins que l’on dénonce .

La financiarisation exacerbée du capitalisme renforce partout le chômage et la précarité ainsi que, par voie de conséquence, la crainte grandissante d’y tomber chez ceux qui ont encore la chance d’y échapper. Comme rien ne semble pouvoir infléchir le cours mortifère de cette implacable logique, la peur s’installe avec son cortège de gestes maladroits ou d’actes désespérés. Remarquons au passage que les victimes de la « casse sociale » organisée retournent quasiment toujours leur désespoir contre eux-mêmes – suicides, pathologies mentales diverses – et non contre leur patron. Tous ces salariés menacés ou déjà tombés continuent d’aspirer bêtement à la sécurité, de l’emploi d’abord, des services publics de santé ou d’éducation ensuite, de leur vie présente et future enfin. Ils n’ont jamais fait leur l’ancienne et indécente question de Mme Laurence Parisot : « l’amour et l’amitié sont précaires, pourquoi l’emploi ne le serait-il pas ? » Ils ont peut-être un temps espéré une petite amélioration du climat social quand M. Nicolas Sarkozy soi-même se risqua à parler, à Toulon en 2008 (1), de « patrons voyous ». Ils savent désormais grâce à M. Manuel Valls que l’on ne fera aucun cadeau aux… « salariés voyous ». Eh oui, l’époque est aux fronts renversés, aux gouvernants déboussolés.

Si la précarité, érigée en vertu dans les élucubrations des économistes néo-libéraux, n’est pas réservée aux plus humbles – 40 à 60% des chercheurs des laboratoires de la recherche publique en France sont dans une situation instable du point de vue de leur emploi – ce sont tout de même eux qui la vivent très majoritairement. Certains observateurs osent – quelle audace ! – avancer l’hypothèse du « retour de la lutte des classes ». L’honnêteté commande de dire qu’elle n’a jamais disparue mais a adopté au fil des transformations du capitalisme des formes plus faciles à dissimuler. Ce n’est pas parce que nombre de sociologues n’ont plus les yeux en face des trous du tissu social que l’objet potentiellement observables n’existe plus. Des études fallacieuses – à dessein ? – prétendent que les inégalités ont été réduites en France ces dernières années. L’Observatoire des inégalités démontrent le contraire, certes en chaussant des lunettes plus sociales que les « zozos », les officines « officielles ».

Si les salariés méconnaissent le plus souvent les chiffres des inégalités, les plus modestes d’entre eux les éprouvent au quotidien . Doit-on s’étonner qu’ils les vivent comme une injustice ? Ils savent confusément que les paradis fiscaux abritent deux cents milliards d’euros détournés de l’impôt et que les « contribuables » français ne sont pas les derniers à ce colossal jeu de dupes. Ils n’ignorent peut-être pas non plus que l’oubli patronale du versement des cotisations sociales dépasse les 16 milliards d’euros en France. Ils ont sûrement entendu dire que sans cette évasion fiscale et sociale, qu’il faudrait enfin avoir le courage de nommer fraude, le « trou de la Sécu », n’existerait pas, que l’Etat bouclerait plus facilement son budget chaque année, que l’on pourrait doter l’Ecole et l’hôpital public des moyens indispensables à leur mission, notamment envers les moins favorisés des citoyens. Et, « par-dessus le Marché », la France pourrait accueillir dignement des centaines de milliers de migrants sans mettre en péril son avenir ou son âme. Au lieu de tout cela, on serine régulièrement que tout le monde doit encore un peu plus se serrer la ceinture !

De fins médecins abondamment promotionnés par les médias dominants se penchent nerveusement au chevet de la France malade, à l’instar d’un Nicolas Bouzou. Leur diagnostic est sans appel : il faut renouer avec le dialogue social dans l’entreprise. Chiche ! Une question embarrassante se pose alors : en admettant qu’un tel dialogue ait un jour existé , qui l’a vraiment rompu ? Les salariés, bien sûr, et leurs représentants syndicaux. Oui, ce sont les mêmes doctes observateurs qui, depuis des années, profèrent inlassablement des diatribes antisyndicales. Ils disent aussi que la France doit proposer à son peuple « un récit » fait d’espérance pour l’avenir. Banco ! Mais, qui va écrire ce récit ? Les élites, le grand patronat, les gouvernants servilement acquis au néolibéralisme économique. Bref, tous ceux qui savent, depuis plus de trente ans, ce qui est bon pour le pays. Oui, il nous faut un récit, un récit nouveau, un récit dans lequel le peuple puisse se reconnaître parce qu’il aura été pleinement reconnu. En l’absence de cette reconnaissance, le mépris entretenu et amplifié envers les « gens de peu » ne pourra que nourrir la « peste émotionnelle » comme la nomme William Reich. Et l’on sait trop bien où cela peut nous mener. Pour le moment, l’air de France reste sacrément irrespirable.


Yann Fiévet
Octobre 2015


(1) Un discours prononcé au lendemain de l’effondrement de Lehman’s Brothers, la grande banque américaine, et du début de la crise des subprimes.
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