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Gilets jaunes et masques bruns

MessagePublié: Ven 28 Déc 2018 13:02
par yann
Gilets jaunes et masques bruns


Le phénomène « gilets jaunes » est incontestablement un objet sociologique et historique, c’est-à-dire digne d’être étudié par le sociologue soucieux de s’en servir pour comprendre son époque ou l’historien désireux d’en montrer la singularité à l’égard du passé. Il s’agit bien en effet d’un mouvement social singulier qui est, en même temps, le reflet saisissant de notre époque. Ce mouvement est spontané, largement inattendu bien que potentiellement prévisible, composite tel un patchwork, incontrôlable car incontrôlé. Cette dernière caractéristique est sans doute déjà annonciatrice de l’échec du troublant mouvement. Il en sortira alors très probablement un surcroît de désespoir chez les plus modestes de nos congénères, ce désespoir dont se nourrit superbement l’extrême-droite montante et sournoisement à l’affût en la circonstance.

La taxe « carbone » agit comme une étincelle, elle mit le feu a une poudrière amassée depuis trop longtemps mais dangereusement renforcée au cours des dix-huit derniers mois. Cette taxation abusivement nommée écologique fut donc seulement l’étincelle d’un feu qui couvait doucement à l’écart de la classe politique hors-sol. Un tel mouvement, réparti sur tout le territoire de l’Hexagone hormis « la Région-Capitale », ne peut s’expliquer par la seule augmentation du prix du carburant automobile. Des pans entiers du territoire ont été depuis des années progressivement désertés par les divers services publics, des hôpitaux de proximité y ont été fermés, tout comme nombre de gares et de lignes ferroviaires décrétées secondaires. Comment s’étonner dans ces conditions que les habitants concernés soient tributaires de modes de transports essentiellement individuels pour des trajets de plus en plus longs ? Comment s’étonner également que les contribuables de ces « zones à l’abandon » cherchent en vain la juste contrepartie de leurs divers impôts ? L’analyse des cartes de la mobilisation des « gilets jaunes » réalisée par le démographe Hervé Le Bras montre que cette dernière est le fait de la France rurale plus que de la « France périphérique ». Ce ne sont pas les plus déshérités qui ont revêtu le gilet distinctif mais néanmoins des gens modestes et la part inférieure de la classe moyenne, c’est-à-dire toux ceux qui ne parviennent pas à croire que leur pouvoir d’achat augmente. Ils ne sont sans doute pas vraiment contre l’impôt pour la plupart, ni contre l’écologie. Ils sont certains en revanche que la France n’a toujours pas de politique des transports ou de politique énergétique à la hauteur de la menace climatique avérée. Ils ont aussi entendu dire par des économistes dignes de foi que la hausse du prix du carburant est fort peu dissuasive de l’utilisation de la voiture et frappe donc les plus modestes qui ne disposent pas d’autres moyens de locomotion quand les plus aisés ont tout loisir de supporter la dépense supplémentaire. Enfin, les plus avisés savent que le transfert de compétences délaissées par l’Etat vers les collectivités territoriales sans les moyens qui devraient leur être associés ne fait qu’accroître le délitement social. Ainsi, le sentiment d’injustice fiscale et le sentiment d’injustice territoriale se nourrissent l’un l’autre. Il ne manquait plus que l’étincelle propice à allumer le brasier.

Pour la première fois depuis bien longtemps, nous assistons un surgissement populaire, spontané, aussi débordant qu’offensif. Ce mouvement n’est initié ni par des syndicats, ni par des partis politiques, pas plus qu’il n’est sous le contrôle de quelques porte-paroles. Il implique des centaines de milliers de personnes engagées, souvent pour la première fois, dans des actions collectives de blocage de l’économie qui dépasse donc de très loin la question du prix de l’essence et celle de savoir qui devra payer la mise en route de la transition écologique. Face à ce surgissement qu’il semble incapable de comprendre le pouvoir « central » est plus fébrile qu’il n’y paraît. Son plus grand tort serait d’en minimiser l’importance et de continuer de nier ses soubassements véritables. Le mouvement reflète tellement le désarroi de « cette France qui traîne les pieds face aux nécessaires réformes » qu’il charrie inévitablement son lot d’attitudes et de propos racistes, homophobes ou sexistes, de revendications farfelues. La spontanéité et le manque de structuration du mouvement interdisent d’empêcher la survenue de faits condamnables ou l’outrance de certains mots d’ordre. L’essentiel est évidemment ailleurs : la colère légitime de la grande majorité des « gilets jaunes » ne mérite pas d’être tournée en ridicule. Cependant, les débordements les plus flagrants portent atteinte à la pertinence du mouvement et l’Etat aura beau jeu de s’en servir pour le réprimer et retourner l’opinion publique à fon avantage. Ne rien céder er réprimer « en douceur » est la posture adoptée pour le moment par le pouvoir qui parie ainsi sur l’extinction du mouvement. La désespérance évidente des « gilets jaunes » s’accompagnera alors d’une rancœur qu’il sera difficile d’éteindre. En la circonstance, nous observons que l’extrême-droite a habilement remisé son crédo habituel sur l’immigration, l’identité nationale ou la laïcité pour lui substituer un discours à dominante sociale de soutien inconditionnel au mouvement des « gilets jaunes ». N’oublions jamais que l’extrême-droite avance toujours masquée. Elle entend bien tirer demain les marrons du feu. Quand les masques bruns tomberont il sera sûrement trop tard.
Jouer aujourd’hui avec un tel feu est éminemment criminel !


Yann Fiévet
Novembre 2018