La fracture du consommationnisme

Modérateur: yann

La fracture du consommationnisme

Messagepar yann sur Dim 24 Avr 2011 23:47

Politis – Hors série n°54 - avril 2011
“Bio, équitable – Ouvrez l’oeil !”


Tribune

La fracture du consommationnisme

Par Yann Fiévet, cofondateur d’Action Consommation


La société dite de consommation va connaître au cours des vingt prochaines années de profonds changements imposés tout à la fois par la nécessité de répondre aux dégâts massifs qu’elle occasionne à la planète et par la volonté de citoyens de plus en plus nombreux à rejeter « les tares du consommationnisme » (1). Une bipolarisation du mode de consommation globale se dessine déjà. Le premier pôle, encore largement majoritaire, rassemble les individus peu ou pas critiques à l’égard du consommationnisme n’envisageant en rien ou presque de revoir leurs pratiques de consommation quand ils ne les affichent pas fièrement. Le second pôle, en construction progressive – si ce n’est progressiste – regroupe de manière non uniforme pour le moment les individus installés plus ou moins fortement dans des pratiques de consommation tournant le dos aux logiques prédatrices du consommationnisme. Ces deux pôles ne sont pas hermétiques l’un à l’autre : le second grignote petit à petit le périmètre du premier dans une dynamique mesurée, mais pourtant riche de germes qui s’avéreront décisifs pour transformer la nécessité du changement en métamorphose sociale réelle.


Le système socio-économique que nous nommons consommationnisme reste omnipotent. Il a pour objectif cardinal de nous faire consommer sans cesse davantage sans que nous ayons à nous préoccuper le moins du monde des impacts de notre consommation tant en amont qu’en aval, des comportements toujours plus individualisés par lesquels nous satisfaisons des besoins dont la définition nous échappe largement. Ses agents principaux et ses principes fallacieux dominants ont toujours la capacité à accaparer l’action et l’esprit de la majorité des consommateurs. L’addiction à la consommation n’est plus à démontrer, ni l’affirmation de l’identité individuelle par la « consommation ostentatoire » chère à la théorie développée par Thorstein Veblen dès le début du siècle dernier. En ajoutant à ces deux penchants celui de l’expression de la puissance que confère la possibilité de surconsommer, on entre au royaume de la jouissance sans entraves où l’avoir le dispute à l’être quand il ne le domine pas. L’idéologie de la Croissance et la surconcentration du capital qu’elle implique ne font alors que favoriser les comportements destructeurs irréfléchis.
Parmi les agents dominant cette réalité dangereuse, la Grande Distribution prend toute sa part. C’est peu dire qu’on l’a laissée prendre ses aises au point qu’aujourd’hui elle est difficilement contrôlable. Sa puissance économique et financière lui donne une capacité d’adaptation lui permettant de récupérer à son profit les aspirations portées par certaines fractions de la société. Au passage, bien sûr, elle les déforme pour les rendre conformes à son modèle dont les grandes lignes demeurent inchangées. Les grandes enseignes de ce modèle de distribution nous parlent ainsi désormais de proximité, de circuits courts, de commerce équitable, de consommation responsable.
Face au tassement récent et à venir de ses chiffres d’affaires, la Grande Distribution transforme son paysage espérant sauvegarder la valorisation de son capital. Les complexes qui sortent de terre aujourd’hui ne sont plus uniquement commerciaux. Aux infrastructures assurant cette fonction principale, s’ajoutent des infrastructures culturelles ou sportives favorisant l’attraction de populations séduites par le « tout au même endroit ». Ainsi, le projet Europa city promu par le groupe Auchan avec l’accord du maire de Gonesse (Val d’Oise) devrait proposer dans quelques années, entre les aéroports de Roissy et du Bourget, la présence rutilante des enseignes de la Grande Distribution du luxe européen et sur 160 000 m2 consacrés au divertissement : un parc nautique, une piste de ski indoor ( !), un parc de loisirs sans oublier le space music de 30 000 m2, avec salles de concerts ou encore studios dévolus aux cultures urbaines. Ce mélange culturo-mercantile a pour fonction de ne rien changer à notre société dominée par les artifices multiformes et l’insouciance qui en découle.


Ailleurs, on commence à s’organiser bien. Ce n’est pas vraiment un ailleurs tant la force des habitudes prises sous le règne du consommationnisme est tentaculaire et nous enferme, souvent malgré nous, dans des comportements machinaux somme toute confortables. Qu’on les nomme consomm’acteurs, consommateurs responsables ou citoyens, adeptes de la simplicité volontaire ou militants de la décroissance, tous sont dans la même société dont ils combattent, dans des manières d’être et d’agir différentes mais analogues en bien des aspects, la logique absurde dévoilée par leurs analyses compréhensives. Ils maillent les territoires de leurs expériences originales et foisonnantes reposant sur des moyens modestes mais efficaces. On pourrait s’étonner que le plus grand nombre de ces expériences se rencontrent dans les domaines de l’agriculture et de l’alimentation. S’en étonner car l’une des conséquences majeures du consommationnisme a été depuis cinquante ans de réduire la part de l’alimentaire dans le budget des ménages et de dilapider le trésor que constituaient les terroirs. Pour réaliser le premier de ces dégâts, il fallait persuader le consommateur téléguidé dans ses choix que l’acte de manger était moins noble que ce que chacun croyait jusque-là, nourri en cela par une culture ancestrale. C’est en dénigrant massivement cette dernière que l’on réalise le second dégât. On a même entendu dire – et plus d’une fois – que la défense des terroirs était vichyssoise. Quelle connerie ! Ainsi, les ménages ne consacrent plus en moyenne en France que 14 % de leur budget à l’alimentation. Leurs dépenses liées à la communication s’élèvent quant à elles à 11 % en moyenne. Les gadgets du paraître font dramatiquement reculer les nourritures du corps.

Rien d’étonnant, en fait, à ce que l’alimentation serve de prétexte à la réflexion critique et à la construction d’alternatives concrètes au consommationnisme. C’est dans ce domaine-là qu’il est sans doute le plus facile de bâtir autre chose que l’existant duquel on souhaite se démarquer. De puissants ferments ont favorisé la prise de conscience que le temps est enfin venu de se nourrir mieux par le soutien de paysans restés volontairement à l’écart du productivisme chimique agro-industriel ou se convertissant à l’agriculture paysanne après avoir longtemps fauté. Le plus fort de ces ferments est sans doute l’établissement prouvé scientifiquement maintes fois ces dernières années du lien entre le bain chimique dans lequel nous évoluons au quotidien et le risque potentiel croissant qu’il représente pour notre santé. De multiples formules de circuits courts établissant une relation directe entre les producteurs de notre alimentation et un nombre toujours plus grand de consommateurs mieux informés ont poussé comme des champignons au cours des dix dernières années. Ainsi, plus de cinq mille Amap existent désormais en France. Et ce mouvement ne s’arrêtera pas. Il est de moins en moins perçu comme une affaire de bobos. Ici aussi joue le mimétisme social.
Il reste à construire le changement d’échelle par lequel la multitude d’expériences trop isolées les unes des autres auront la capacité à ébranler les fondements mortifères du modèle dominant. Le changement d’échelle passe par l’élargissement du pôle anti-consommationniste à d’autres domaines que ceux de l’alimentation ou de l’agriculture. Les transports, la production d’énergie ou l’habitat peuvent ouvrir des voies originales à une consommation enfin responsable. Le changement d’échelle aura nécessairement une dimension politique forte dans laquelle les collectivités locales devront jouer un rôle majeur. Après la mise sur pied de pratiques alternatives viables, il convient de devenir revendicatif. Mentionnons à cet égard la campagne lancée par l’association Relocalisons destinée à revendiquer le développement d’une agriculture péri-urbaine vivrière. Cela implique la reconversion des terres afin de nourrir la population des grandes villes, l’arrêt du bétonnage forcené, l’aide à l’installation de nouveaux agriculteurs. Les chantiers sont immenses, à la mesure de la démesure du consommationnisme. Ils sont porteurs d’autres valeurs, à commencer par celle du partage. À l’économie de la prédation substituons l’économie de la restitution.


1 – Titre de l’intervention de Yann Fiévet prononcé lors du contre Grenelle de l’environnement à Lyon le 6 octobre 2007. Texte paru dans l’ouvrage dirigé par Paul Ariès « Repolitiser l’écologie » (Parangon, 2007).
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